Les Ecrits, Journaux et lettres (1941-1943), Etty Hillesum (par Marc Wetzel)
Les Ecrits, Journaux et lettres (1941-1943), Etty Hillesum, Seuil, 2008, trad. néerlandais Philippe Noble, Isabelle Rosselin, 1088 pages, 37 €
Etty Hillesum grandit plus vite que son ombre. Sa pleine humanité mûrit en deux ans (1941-1943), et de manière d’autant plus surprenante et émouvante qu’elle croît – en responsabilité, en justesse – déjà à peu près (historico-politiquement) condamnée, certaine de finir vite et lamentablement sa vie, comme Juive traquée de la Hollande vaincue. Bref : elle se sait grandir (d’esprit et de destin – puisque l’adolescence est terminée) pour autre chose que sa propre vie adulte (dont elle n’aura à peu près, comprend-elle, aucune chance de jouir). Son immense effort n’avait donc, consciemment, pas elle-même pour but. Une jeune femme de 27 ans, très sensuelle et infiniment vive, s’avouant – dès les premières lignes de son Journal – « je ne suis en tout cas pas mon but », cela étonne et promet.
« Adultus » est l’être qui s’est développé – et qui doit à présent tirer parti, construire bénéfice, de sa propre périmée adolescence. On a grandi, physiologiquement, comme on devait, et autant que la vie spontanée de l’organisme (sa morphogenèse perso) a pu. Le corps vient de faire sa part d’advenue à la forme décisive – en tout cas suffisante : c’est au tour de l’âme (de son idée d’avoir une vie) de s’avancer en âge, de prendre vigueur à la suite de celui ou celle qu’on s’est trouvé savoir devenir.
Adulte est donc ce qui a pu et dû croître organiquement, et affronte (en connaissance de corps, ou en connaissance de vie dont son corps achevé hérite) deux exigences : 1) aborder la part de croissance qui dépend de soi ; 2) faire croître la part de vie qui dépend de nous. Etty Hillesum a eu deux ans pour ça (de 27 à 29 ans) et, dans cette auto-civilisation expresse du pouvoir de vie dans la plus rude des époques et le plus sauvage des contextes, ne s’est tout simplement pas manquée. Sa condition persécutée ne lui a laissé d’autre choix que se faire parfaitement utile aux autres et disponible pour Dieu. Mais que s’est-elle donc dit (si audacieusement, et originalement) à elle-même pour y réussir ?
Lire son œuvre complète (Le Journal, et les Lettres) est une épreuve utile, qui change jusqu’à l’idée qu’on a du courage, et met en face d’une évolution personnelle dont l’intensité et la vitesse laissent pantois. L’impression essentielle qui (me) reste est quelque chose comme : oui, nos idées peuvent quelque chose contre le malheur, mais nos idées ne cessent d’être folles que par ce dont nous nous rendons, par ailleurs, capables. Ce qui frappe le plus, c’est la nature des idées de cette jeune femme, ou plutôt le fait que leur contenu importe moins que la qualité de leur surgissement, et la sorte de guidage instinctif de vie qu’elles lui permettaient. Car les thèses (résumables) sont très rares, et l’énergie vitale des pensées y est à peu près tout.
Par exemple, lisant d’un trait et sans préparation les quatre-vingts pages formant le Cahier 1 (il y en aura onze – en tout cas conservés), ce qu’on prend en note, ce sont moins des contenus de pensée que des avancées d’esprit. Tout de suite, et toujours, ce que l’esprit y vient saisir de la vie change la sienne (et l’esprit du lecteur fait de même). Ainsi, pages 37-38, remarquant que son énigmatique et chaleureux gourou Julius Speier vient comme « prendre lui-même la tête des forces contradictoires qui agissent en elle », elle signale et se souligne que la pensée démultiplie par principe les forces contraires qui opèrent en chacun ; les démultiplie (comme autant de directions représentées de vie) même si ou quand cette pensée peut aussi les réduire ou les contrôler. Cette démultiplication « théorique » du parcours de vie force un vouloir (celui d’un autre ou le nôtre propre) à prendre en charge l’unification de la personnalité – car il faut assumer ou déléguer ce permanent auto-élargissement directionnel de soi qu’est penser. Penser ne se fait valablement « dire non » que si de possibles oui d’appoint surgissent sans cesse, en lutte réglable.
Autre passage (p.46) lorsqu’Etty Hillesum estime que « l’on doit considérer ses parents comme des gens à la destinée achevée » – ce qui, à la lettre, paraît infidélité ou froideur signifie bien plutôt que nos parents n’ont pas (en tout cas n’ont plus) à être libres en nous (même si nous les honorons, comprenons et aidons par ailleurs, comme elle l’a héroïquement fait jusqu’au convoi final) : leur liberté doit s’arrêter en nous à celle (la nôtre) qu’ils ont justement fondée. Nous avons impérativement besoin de considérer nos géniteurs finis de faire pour savoir nous construire. L’enfant ne devient adulte qu’en ayant récupéré pour lui le droit de devenir qu’il tient de ses parents mêmes, mais dont il doit, pour cela, à proportion, limiter et contenir le leur en lui. C’est là moins une idée qu’une intuition de l’accès (chacun son tour) à l’usage personnel des idées : si l’initiative spirituelle des parents ne s’efface pas en simple tremplin de la nôtre, il faut en nous l’anéantir. Clairement, ce qu’ils font intérieurement d’eux-mêmes au-delà de notre croissance propre, et celle-ci bien lancée, ne nous concerne plus, doit nous être devenu étranger – en tout cas ne nous touche plus, éventuellement encore, que comme initiative extra-familiale, exemplarité quelconque, progrès impersonnel, information commune. On les suivra donc à Auschwitz, comme elle fit, mais pas dans le même wagon.
De même, page 50, lorsqu’on lit que « l’être humain qui repose en lui-même ne mesure pas son temps (un enfant ne le fait pas non plus – parce que l’évolution n’a pas le droit de mesurer son temps »), elle fait deviner que s’en tenir, dans la vie, au présent signifie : s’en tenir au présent de sa vie. Et s’en tenir au présent de sa vie n’est légitime et utile que si ce présent même est en travail, est constante et cohérente réactualisation, lui, de cette vie. Réactualisation spontanée chez l’enfant (qui ne produit que ce qui le pousse, qui ne fait physiologiquement qu’apprendre à être, et ne traverse normalement que des présents faits pour renouveler et compléter son pouvoir de vie), comme elle l’est dans l’évolution générale (qui n’a d’identité assurante que dans sa constante auto-transformation, puisqu’elle n’est que ce qu’elle change à elle-même) – mais qui, chez la ou le jeune adulte, doit à la fois mériter de se construire et construire le mérite d’être présent. Vivre au présent (qui est un devoir dans l’enfant, et dans le devenir phylogénétique) n’est un droit adulte que s’il se fait vigilante auto-récapitulation du pouvoir de vivre en cours, c’est-à-dire réalisation réfléchie (ou incarnation méditée) de sa propre présence. On ne peut donc se contenter d’être là que si, effectivement, l’on en repart toujours depuis ce qui vient, scrupuleusement, de nous y mener : la présence en acte de se continuer garantit seul de pouvoir « se contenter » de vivre au présent. Voilà ses manières de méditation, d’exercice spirituel ; sont-elles pour autant religieuses – puisqu’elles invoquent franchement Dieu ?
Confesser l’action de Dieu dans sa vie, remonter le cours du temps jusqu’au trouble de sa source, travailler à une société du Ciel, se faire pardonner ce que son âme a honte de s’être permise, ne cesser de rouvrir rhétoriquement le robinet de la grâce… tous ces gestes de conscience de l’Augustin des Confessions (qu’elle a lues avec admiration et profit) sont profondément étrangers à Etty Hillesum. C’est bien plutôt « l’impuissance de Dieu à l’égard des innocents » (Gérard Rémy), son incapacité à les défendre de ou dans la persécution, qui la submerge et la motive. Sa conviction est ceci : il faut être le prochain du prochain (ce que Dieu ne peut être, sauf dans la situation ambiguë d’un Christ – qu’elle n’a pas pris en compte : seuls des hommes vrais sont « descendus » la « prendre », elle !) pour venir, dans le jeu serré des situations, soulager sa misère (ou sa détresse). Préférer aussi se faire le bon génie d’autrui (même ridicule ou épuisé) à se battre les flancs pour tirer de soi l’idée géniale. C’est que cette jeune femme se débattait dans l’étau grégaire (de la pénurie, de la relégation, de la déportation) où un Dieu n’est jamais. Elle fait bien plutôt entrer en elle ce Dieu pour lui y faire faire quelque chose qu’elle ne peut sans lui, et qu’il ne peut hors d’elle. C’est donc une militante, profane, de l’enrégimentement utile de Dieu en nous. Comme si, trouvant en elle un abri clair et propre (malgré soubresauts et séquelles de sa lutte contre l’hystérie), Dieu renouait avec son goût des miracles – juste un peu aidé et ré-encouragé à eux – en tout cas le miracle de base d’une joie surnaturelle dans le malheur (dans l’amour soudain reconduit au néant !). Mais les « miracles » seront son fait, c’est d’elle que viendra l’excès même sur ses forces naturelles de produire qui les permet.
Elle, elle ne veut se servir de sa propre pénétration psychologique que pour affaiblir ou écarter d’autrui la cruauté du monde qu’il subit : elle lit dans le cœur d’autrui ce qui, compris et soutenu, pourrait le protéger de sa propre conscience du malheur. Rester secourable au cœur de la menace, voilà tout ce qu’elle « prie » de devenir (ou demeurer, selon les jours) capable. Mais qu’est-ce que « Dieu » vient faire ici ? Comment saura-t-elle en traiter ses propres faiblesses ? Et que pourra l’exercice de sa bonté dans son propre anéantissement ? Voilà trois questions difficiles, pour elle qui les vit d’heure en heure, pour nous qui lisons ce qu’elle se dit en faire (le prodige, en effet, d’un fulgurant essor adulte en quelqu’un !).
Devenir adulte signifie chez elle au moins trois consignes – comme maximes qu’elle veut se rendre capable de suivre. D’abord, bien sûr, pas de désintéressement sans décentrement : il nous faut construire une humanité qui ne sera d’abord ni pour nous, ni même la nôtre. Mais c’est la vie en autrui, et non directement autrui – elle ou lui – qui vaudra nouveau centre !
« Après la méditation devant la bibliothèque en poirier : Il ne faut jamais prendre une personne, si aimée soit-elle, comme but dans la vie. Il s’agit ici encore de finalité et de causalité. Le but, c’est la vie elle-même sous toutes ses formes. Et chaque être humain est un médiateur entre nous-mêmes et la vie. La vie prête aux êtres humains ses gestes, son contenu et ses formes et en chaque être humain, nous apprenons à connaître la vie sous une autre forme. Pour notre part, nous apprenons à ceux que nous rencontrons dans la vie à mieux la connaître, mais nous devons ensuite les libérer, les rendre à la vie, même si cela nous est difficile. Quant à ceux que nous aimons le plus, c’est sans doute à travers eux que nous apprenons à connaître le mieux la vie. Ou bien serait-ce le contraire ? Notre amour ne nous oblitère-t-il pas la vue sur la vie ? Oui, si cet amour fait de l’être ainsi aimé le but suprême » (15 juin 1942, Journal, p.586).
Ensuite, pas d’espérance hors du discernement ; ce qu’on aura su mériter d’en comprendre est la seule prise utile et légitime sur l’avenir propre.
« De tous côtés se profilent les signes avant-coureurs de notre anéantissement, bientôt le cercle se sera refermé sur nous, rendant toute aide impossible à ceux qui voudraient l’apporter. Il y a encore beaucoup de portes de sortie, mais elles seront murées une à une » (6 juillet 1942, p.663).
Enfin, pas d’humanité sans compréhension de ce qu’elle impose (inexorablement, presque toujours inaccessiblement) aux autres ! En un mot : devenir adulte est éviter de faire souffrir les autres de ce qui en nous ne l’est pas. Penser, c’est, en se disant « non », toujours comprendre ce qui nous fait être moins que nous-même. C’est la même humanité, qui perdait alors ou ailleurs son propre appui pour défaillir, et le regagne à présent ou ici pour s’y rétablir (l’homme ne se destitue que par ce qu’il a institué –, puisque seul l’homme ruine l’homme – mais sa dé-destitution, un jour, s’y fondera encore – puisque seul l’homme apprend des ruines). Deux passages :
« En fait, je n’ai pas peur. Pourtant, je ne suis pas brave, mais j’ai le sentiment d’avoir toujours affaire à des êtres humains, et la volonté de comprendre autant que je le pourrai le comportement de tout un chacun. Et c’était cela qui donnait à cette matinée sa valeur historique : non pas d’essuyer les vociférations d’un malheureux petit gestapiste. J’aurais peut-être dû m’en indigner ou m’en effrayer, mais le fait important de cette matinée me semble résider en ceci, que j’avais sincèrement pitié de ce garçon, et que j’avais envie de lui demander : “As-tu donc eu une enfance si malheureuse, ou bien est-ce que ta fiancée est partie avec un autre ?”. Il avait l’air tourmenté et traqué – mais aussi, je dois le dire, très déplaisant et très mou. J’aurais voulu commencer tout de suite un traitement psychologique. Ayant parfaitement conscience que ces garçons sont à plaindre tant qu’ils ne peuvent faire de mal, mais terriblement dangereux, et à éliminer, quand on les lâche comme des fauves sur l’humanité. Ce qui est criminel, c’est uniquement le système qui utilise des types comme ça » (27 février 1942, p.368-369).
Et elle ajoute : « Toutes les horreurs et les atrocités qui se produisent ne constituent pas une menace mystérieuse et lointaine, extérieure à nous ; mais qu’elles sont toutes proches de nous, en nous, et qu’elles procèdent de nous, les êtres humains. Et qu’elles me sont d’autant plus familières et moins effrayantes. L’effrayant c’est que des systèmes, en se développant, dépassent les hommes et les enserrent dans leur poigne satanique, leurs auteurs aussi bien que leurs victimes, de même que de grands édifices ou des tours, pourtant bâtis par la main de l’homme, s’élèvent au bout d’un moment au-dessus de nous, nous dominent et peuvent s’écrouler sur nous et nous ensevelir » (id.).
Ce qui ne fait pas question, ce sont les qualités par elle mises en œuvre pour réussir cet exploit de volonté joyeuse (quoique tourmentée) et de confiante intraitabilité, exploit qui émane, peu à peu irrésistiblement, d’elle. Ce que son Julius Speier, le chirologue, lisait dans les mains, elle l’a comme directement lu dans la main du monde. Avec les mêmes vertus que lui : vigilance, persévérance et simplicité. Oui, vigilance (« On doit toujours suivre du regard la multiplicité simultanée des choses… » p.375), persévérance (« Voilà, en fait, comment tu devrais traverser chaque jour : en croissant et en mûrissant du matin jusqu’au soir. Et à présent, tel un fruit fatigué, je me détache du tronc de ce jour. Du tronc puissant de ce jour » (p.264), et enfin simplicité. Simplicité presque contradictoire à force d’être si œuvrée (« J’accomplis un travail d’artiste sur ma vie intérieure », p.655), mais puissamment caractéristique (« Toute la journée je vais me tenir dans un coin de cette grande salle de silence qui est en moi », p.657) – car cette simplicité lui est indispensable et limpide : indispensable parce que tout moi resté labyrinthique et compliqué sur lui, brouille et s’encombre de ce qui l’égare, fausse toute franche et salutaire nécessité intérieure, et limpide surtout, car pour elle – comme la fidélité est la résolue mémoire des forces qui auront su rayonner – la simplicité consiste à toujours avoir à disposition son propre centre de gravité (« Tout ce qu’on peut faire, c’est de rester humblement disponible pour que l’époque fasse de vous un champ de bataille » (p.111).
Mais ce qui fait question, ce n’est donc pas du tout sa puissance éthique, c’est sa métaphysique (quels rapports, pour elle, entre la vie et l’esprit ?) et son sens de Dieu (pourquoi ce besoin de Dieu pour arbitrer les relations entre vie et esprit dans l’être humain et entre les humains ?). Elle n’avance rien de théorique sur la nature de cette « vie » qu’elle habite et célèbre tant, mais la continuité, pour elle, de l’esprit et de la vie semble aller de soi. Il est clair qu’ici l’esprit est une fonction de la vie, non l’inverse : l’esprit est la vie des idées, et l’idée est toujours d’abord une façon dont la vie se parle et apparaît à elle-même. Cette « vie », chez elle à la fois aventures locale et générale, naturelle et humaine, première et dernière – qu’elle ne conçoit qu’en état d’expansion et de partage, elle ne s’en explique (à ma connaissance) pas conceptuellement. On devine que vie est l’action sur soi d’un être et force continuée de présence (en un milieu, et interagissante), comme un mouvement propre de se tenir au monde, de la part d’un être qui (au contraire de l’inerte) ne se tient d’abord de la réalité qu’en contribuant activement et ensuite, sans cesse, à la sienne. Et l’esprit est, dans la suite des choses, action sur la représentation de la vie, et, par là, choix pensant de présence. L’esprit de l’homme est la vie capable à la fois de s’instruire des formes de la vie (telle est sa rationalité) et de se détacher de cette compétence même (telle est sa liberté, sa faculté de jouer de sa raison même). Et cet esprit est, comprend-on à peu près, vie de la connaissance de son action et vertu de l’y responsablement maintenir. Mais alors, pourquoi, en et pour elle, « Dieu » ?
On devine seulement que, pour Etty, la vie aime être, et que la joie qui entre dans la vie s’y pérennise dans et par cet amour même de l’être. Et que peu importe qui alors vit et pour combien de temps : l’amour de la vie pour elle-même éternise assez la joie qu’elle procure, et apaise ou adoucit l’impersonnalité qu’elle réclame. Dieu est invoqué (ex., p.788) comme puissance de « vivre avec assez d’amour pour la vie elle-même » ; et, comme la vie est à la fois dynamisme spontané et prescription des pouvoirs qui la permettent et la relancent, son Dieu semble Vie souveraine et prescription des sorts, organe de répartition des destins dans la « vie ». Elle le dit souvent poétiquement : la clarté du ciel court en et avec un maître du Jour qui aime la vie, et c’est sa propre façon (peut-être) de poser toutes choses dans leur clarté propre que Dieu a communiquée et confiée à notre raison consciente. En tout cas, enfermée entre les barbelés de Westerbork – soumise à détresse, terreur et humiliation – elle peut écrire, sans rire, que le ciel est une direction de promenade que nulle directive humaine ne peut interdire ni changer. Et qu’une certaine présence de la joie est irréversible (« quelque part en vous il y a quelque chose qui ne vous quittera plus jamais », p.642-643), ou qu’en tout cas aucune tristesse ne doit suivre le définitif constat qu’aucun Dieu n’interviendra pour mettre un terme aux conflits inter-humains, n’examine ni ne redéterminera les droits des uns et des autres, ni ne se soucie de s’en expliquer ou s’y justifier… parce que ce n’est tout simplement pas cela qu’une Source de vie assume et fonde ! Son Dieu n’est, à l’intérieur d’une vie qu’il aura peut-être, par ailleurs, créée, que la cause nécessaire de l’existence des choses et la raison suffisante de notre présence en elles. L’invoquer servira dès lors (et devra suffire !) à accroître notre force corrélative de « ménager une place pour tout » (p.649) – pour toutes ces choses ainsi nécessitées, et « porter toute entière en soi la vie dans son unité » (id.), oui, la vie de leur suffisante unité ! Pas de Christ en vue ici, mais la nue et belle contradiction du judaïsme (si Dieu n’a plus aucun besoin à combler par nos sacrifices et offrandes, et si une conduite droite conforme à ses volontés suffit, pourquoi diable a-t-il à ce point besoin de notre moralité ?) – et la décision de s’arranger de ceci : la vie divine a pour faiblesse normale de reposer sur notre respect des autres, sur notre estime de leur dignité (leur dignité morale – sa réduction actuelle à une « dignité » socio-culturelle montrant bien sa flamboyante catastrophe). Et la suite : l’amour de la vie console seul d’en porter en son cœur fini la responsabilité ; la vie a la juste inscrutabilité de Dieu ; comment d’ailleurs le grand Superviseur pourrait-il y voir clair dans l’Univers ainsi opacifié par nos propres libres visions et visées ? Seul l’esprit humain, qui est l’universalité intérieure de l’Univers, peut et doit y abolir les frontières entre les souffrances, et nous porter à égaler à nous jusqu’à nos cruels et faillibles adversaires…
Cette jeune femme aura en tout cas vécu plusieurs vies (un très grand nombre !), vies que son écriture généreusement nous suggère et transmet. « Vous reprendrez bien un peu de vie(s) avant d’ouvrir à votre tour à tout la vôtre ?… », c’est un peu l’invite malicieuse et tragique que nous murmure ce génial effort, qui a dû interloquer le Dieu dont l’esprit de sa vie témoigne.
Marc Wetzel
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