Les Deux Corps du roi, Ernst Kantorowicz (par Sylvie Ferrando)
Les Deux Corps du roi, Ernst Kantorowicz, janvier 2020, trad. Jean-Philippe et Nicole Genet, 898 pages, 9 €
Edition: Folio (Gallimard)
Ernst Kantorowicz nous livre, dans cet ouvrage dense et érudit, une brillante analyse sur l’évolution de la fonction royale, à la croisée des sciences politiques et théologique. Sa recherche est née des Rapports de Plowden, écrits et rassemblés au XVIe siècle, sous le règne de la reine Elisabeth I : « Car le Roi a en lui deux Corps, c’est-à-dire un Corps naturel et un Corps politique. Son Corps naturel, considéré en lui-même, est un Corps mortel, sujet à toutes les infirmités qui surviennent par Nature ou Accident […] Mais son Corps politique est un corps qui ne peut être vu ni touché, consistant en une société politique et en un gouvernement […] et ce Corps est entièrement dépourvu d’Enfance, de Vieillesse, et de tous autres faiblesses et défauts naturels […] ».
On note ainsi un passage du réalisme au nominalisme : la matière se transfère au nom, au symbole. Selon Kantorowicz, La Tragédie du roi Richard II de William Shakespeare est la tragédie qui représente le mieux les Deux Corps du Roi : on y observe une alternance du corps légal du roi et de son corps naturel, faible et blessé.
L’auteur parcourt ensuite le Moyen Age et va se livrer à trois analogies, à la croisée de différents champs de la connaissance. La royauté peut tout d’abord s’apparenter à la figure christique. Tout comme le Christ, le roi, dit « de droit divin » à la fin du Moyen Age, est un être géminé, à la fois humain et divin. Les deux corps du Christ sont son corps naturel et son corps mystique.
Le concept du roi gemina persona, humain par nature et divin par grâce, est ensuite transposé dans la loi, qui est à cette époque une loi divine : le roi devient personne privée et personne publique. L’expression « père et fils de la Justice » qui lui est attribuée signifie que le roi est l’incarnation de la justice, à la fois divine et humaine. Ainsi, sur certains points, le roi est un « être temporel », soumis aux effets du temps ; à d’autres points de vue, c’est-à-dire en ce qui concerne les choses quasi sacraeou publiques, il est « au-delà du temps et même perpétuel et éternel ». L’idée de la royauté liturgique cède la place à une nouvelle structure de royauté centrée sur la sphère du droit.
Enfin, à partir de 1200, la royauté est fondée sur la politia, c’est-à-dire sur le gouvernement de la cité. La métaphore du mariage du roi avec le royaume, avec la res publica, est utilisée. Le roi et la politiasont ensemble responsables du bien public. Cette conception de la gouvernance est plus proche de la situation de la royauté en Angleterre, qui s’appuie sur un parlement, que du pouvoir absolu du roi de France. L’expression « pro patria et pro rege » met bien en relief que tout citoyen s’engage pour son pays et pour son roi, mais que le roi, lui, ne peut donner sa vie que pour son pays (non pour lui-même). On s’achemine lentement vers le concept d’Etat personnifié par un gouvernant. Ainsi, la distinction entre l’Etat du roi et l’Etat de la Couronne (Couronne considérée dans l’Angleterre médiévale comme les états du parlement avec le roi pour tête) ne cessa jamais d’exister aux XIIIe et XIVe siècles. Le roi pouvait léguer ses biens, pas son royaume.
Kantorowicz s’interroge alors sur le concept d’immortalité (ou d’éternité) royale. Le roi devait respecter les contrats passés, d’une part, au nom de la Dignitas et, d’autre part, au nom de la respublica. Il est considéré comme immortel parce que la Dignitas survit à sa mort physique (le Roi survit au roi), tout comme le fait la respublica. La transition de la Dignité royale au corps politique se fera naturellement au XVIe siècle. L’expression « Le roi est mort ! Vive le roi ! » illustre cette dualité et cette permanence de la fonction royale. Le roi en tant que Roi « ne meurt jamais », comme le phénix renaissant de ses cendres. Seul Dante, disciple fidèle bien qu’indiscipliné de Thomas d’Aquin, s’opposa au XIIIe siècle à la dualité de nature ou de personne de l’empereur et le considéra comme un homme tirant sa puissance de Dieu, mais ayant une mission bien différente de celle du pape. Dante est le premier à avoir « laïcisé » le personnage du roi en substituant la notion d’humanité à celle de chrétienté.
Ce sont les formules à la fois concises et complexes des hommes du Moyen Age et de la Renaissance qui sont finalement les plus porteuses de sens. Les juristes anglais du XVIe siècle s’exprimaient ainsi : « au Corps naturel [du roi], est joint son Corps politique, qui contient son état et sa Dignité de roi », ou encore « Le Corps politique, adjoint à son Corps naturel, supprime la Faiblesse du Corps naturel ». Tous les préceptes concernant les rois sont inclus dans ces deux rappels conjoints : « Memento quod es homo » et « Memento quod es Deus, ou vice Dei [lieutenant de Dieu] ». Aux XVIe-XVIIe siècles, sir Francis Bacon pensait que de ces deux devises la première bridait le pouvoir et la seconde la volonté des princes.
Si l’idée des Deux Corps du roi offre, dès l’Antiquité, certaines ressemblances avec des concepts païens, celle-ci demeure pour Kantorowicz un pur produit de la pensée théologique et politique chétienne.
Sylvie Ferrando
Ernst Kantorowicz (1895-1963) est considéré à la fois comme un spécialiste d’histoire de l’art, de théologie médiévale et de droit canonique, de philologie et de droit patristique, de littérature et de philosophie médiévales. Sa biographie de Frédéric II de Hohenstaufen, parue en 1927, est devenue un best-seller et Les Deux Corps du roi (publié en 1957), une expression de la science politique et du langage courant. Nationaliste conservateur, Kantorowicz s’engage pourtant dans la lutte antihitlérienne dès 1933, ce qui le conduit à refuser de prêter serment au régime nazi et donc à devoir démissionner de son poste universitaire en 1934. Il échappe de peu à la Nuit de cristal en 1938 et réussit à fuir, par l’Angleterre, aux États-Unis où il trouve un poste à Berkeley. Il s’y attache, fait école jusqu’à ce que le maccarthysme fasse de lui un des défenseurs de l’indépendance universitaire et un des premiers intellectuels à refuser le serment de loyauté. Déchu de nouveau de son poste universitaire, il est accueilli à Princeton au sein de l’Institute for Advanced Study.
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