Les Délices de Turquie, Jan Wolkers (par Guy Donikian)
Les Délices de Turquie, Jan Wolkers, juin 2021, trad. néerlandais (Pays-Bas) Lode Roelandt, 188 pages, 14 €
Edition: Belfond
« J’étais vraiment dans la merde depuis qu’elle m’avait plaqué. Je ne travaillais plus. Je ne mangeais plus. Toute la journée, je restais allongé entre mes draps sales et je collais le nez sur des photos d’elle à poil, si bien que je pouvais m’imaginer voir frémir ses longs cils surchargés de rimmel lorsque je me branlais ».
Ce sont là les premières lignes du roman de Jan Wolkers. Elles donnent le ton d’un texte dont la trame est somme toute banale : le narrateur se fait plaquer par sa femme, il est malheureux parce que toujours amoureux, jusqu’à l’accompagner dans ses derniers moments. En revanche, c’est bien le ton qui donne au texte sa saveur. Est-il osé ? Certes. Est-il cru ? Parfois aussi. Est-il tendre ? A l’évidence oui.
Ce roman, paru aux Pays-Bas en 1969, et en 1976 pour sa première édition chez Belfond, et réédité à plusieurs reprises, est soutenu par une écriture qui recèle une fougue qui ne s’embarrasse pas du superflu, mais qui ne fait pas non plus l’économie du détail, croustillant si besoin est, morbide quand il le faut, et qui vise à foudroyer les méandres d’une société où les non-dits et l’hypocrisie règnent.
Nous sommes à Amsterdam dans les années 60, et lui, qui vient d’être quitté, va dessiner, chapitre après chapitre, les contours d’une peine qui ne tarira pas. Il ressasse aussi les comportements inavouables de son ex-beau-père (« Je savais que le fauteuil crapaud qu’il occupait toujours était un paysage montagneux en miniature de morve desséchée »), ceux tout aussi cupides de son ex-belle-mère (« Une femme calculatrice qui emportait en cachette des placentas de l’hôpital pour son chien, un whippet dont elle torchait le cul avec du papier hygiénique quand elle le sortait »).
La tendresse et la colère, apparemment contradictoires, se côtoient chez le narrateur, tendresse, quand elle revient pour récupérer quelques affaires, et le souvenir aidant, il ne peut s’empêcher de réitérer un comportement amoureux dont ils étaient tous les deux friands (« Il est vrai que j’avais tenté de la tringler devant le miroir tandis que son amant, craignant que je la moleste, poireautait devant la porte ») et colère (« mais j’avais répondu que je lui casserais la tête à coups de tisonnier s’il osait franchir le seuil »).
Alors, et c’est une réaction commune, on tente de guérir en multipliant les rencontres, mais des rencontres choisies : « Je ne rôdais plus à gauche et à droite, cherchant à enfoncer ma tringle agressive comme un harpon dans la première couche de lard émergeant des vagues de l’existence nocturne de la vie citadine. Non, je faisais la chasse à ce qu’on appelle des affinités ». Mais la blessure est trop profonde et toutes ces aventures ne font que raviver le souvenir de ce qui fut, et ce, d’autant plus que l’ex qui va se remarier à plusieurs reprises ne quittera jamais réellement le narrateur à qui elle confie toutes ses déconvenues, ses déceptions, sa tristesse de ne plus vivre ce qui fut, à l’évidence, avec lui, le plus essentiel.
Guy Donikian
Jan Wolkers est considéré comme l’un des plus grands écrivains néerlandais. Outre Les Délices de Turquie, il a publié de nombreux romans et des recueils de nouvelles traduites par Lode Roelandt. Son œuvre, largement autobiographique, lui a valu de nombreuses récompenses.
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