Les Degrés de l’incompréhension, Max de Carvalho
Les Degrés de l’incompréhension, Max de Carvalho, éd. Arfuyen, octobre 2014, 158 pages, 14€
« alors l’heure en elle-même s’efface »
Comment aborder l’étude de ce beau livre des Cahiers d’Arfuyen, qui sort de la plume de Max de Carvalho, le traducteur de Herberto Hélder, le grand poète portugais ? Oui, comment en venir à l’essentiel, à ce qui reste de l’écume du temps et du poème ? Comment décrire le précipité – au sens des sciences physiques – des sentiments que j’ai éprouvé à la lecture de ce recueil de vers ? Et bien d’abord en regardant la scansion, comment l’ouvrage est élaboré en parties, titres, sous-parties, sous-titres qui, pour finir, dresse un tableau d’aspect proustien, qui m’a beaucoup touché.
Ainsi, le premier recueil Sélans, qui garde la même énigme que le nom du Swan de Marcel Proust, nom étrange et impénétrable, mais qui évoque déjà le silence, l’élan de l’écriture, le confinement peut-être, la quintessence d’une liqueur, un univers de cristal, enfin un nom sans origine au même titre que leMeaulnes d’Alain-Fournier. Donc une élégance raffinée, un univers de cristal, de temps retrouvé. On cherche ce que cachent telle maison, tel château, tel jardin, ce que signifie cette hantise. Mais le mystère reste, persiste, et le silence non-verbal se contient en entier dans ce « Sélans » dont on ne sait rien au final.
Cela dit, ce n’est pas une difficulté, et j’ai vite surmonté mon émotion pour faire silence à mon tour, pour partager la pointe étrange et légèrement entêtante, vaquer au sein d’une sorte de temps suspendu. Je cite :
Outremer
Parlant dans le salon de
« Nossibé et de Tananarive »,
Jean verse à boire du curaçao
dans un séjour tendu de blanc
comme la chair de coco.
Dans la continuité des parcs
et la fraîcheur des palmeraies –
signes d’autant d’oiseaux qu’une
assise d’écumes – les lépidoptères
des Iles dorment parmi les
collections sous verre, tandis
qu’au beau milieu des rayonnages
trône épinglé un Morpho bleu
comme une flambée de rhum.
Je recopie ce poème d’ailleurs avec de l’émotion, car je reconnais dans ce papillon épinglé toute la suavité de l’Amérique du Sud – où j’ai séjourné très jeune. Et puis, les lépidoptères sont sujets pour moi, encore, à une rencontre violente avec mon destin. Pour me confier totalement, lors de mon séjour en Guyane Française, un mage m’a prédit un avenir qui ressemblerait à un vol de papillons noirs sur un ciel tourmenté, précisant que je me souviendrai de ses paroles. Je ne m’ouvre de cela que pour marquer en quoi ce recueil recoupe des origines du poète, de son exil sans doute et de la beauté de ces terres outre-Atlantique. De leur caractère capiteux et un brin vénéneux.
Mais il faut que je m’explique davantage sur le titre que j’ai choisi pour parler de ce livre. Quelle est en effet « cette heure qui s’efface en elle-même » ? Justement, cette présence du temps et de ses vêtements, de ses dépouilles, de cette perception dans les profondeurs du poème d’un arrière-monde, d’un arrière-pays, d’une sorte de voix lointaine et étouffée, qui nous parvient depuis l’antique cité de la poésie. Écrire, est l’empreinte brûlante, le témoignage de cet impossible retour vers le passé – et j’en partage tout à fait le caractère chimérique. Quel est le destin du souvenir ? La langue est-elle suffisante pour retenir ce qui par essence est impossible à reproduire ? Que garde cette absence au monde ? Que laisse-t-elle au poète ?
Tu passeras, mais ta
jeunesse ne passera pas.
Écoute qui te le dit.
Toutes choses passées,
je demeure.
Pourquoi douter encore ?
Et parfois, on croise une demeure comme en rêvait, si je puis dire, le peintre lorrain Monsù Desiderio :
[…]
Derrière les hautes grilles une
fenêtre laisse blanchir l’aurore
au fond du parc.
Pour finir, je dirai que ce livre traverse des temps et des lieux, participe au mystère renouvelé du monde, et de l’incapacité et en même temps de la force du souvenir. Énigme de notre séjour ici-bas. Mais monde habité en poète. Monde significatif. Poésie là, poésie vivifiante. Qui donne vie.
Didier Ayres
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