Les défricheurs de nouveaux mondes, Roger Béteille
Les défricheurs de nouveaux mondes, janvier 2015, 376 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Roger Béteille Edition: Le RouergueTerre chrysalide ; femme chrysalide…
Béteille et son Rouergue. Un livre, encore un, droit sorti de ses mains d’artisan soigneux, « fignoleux » de l’écriture et des mémoires. Un bonheur de lecture de plus, qu’on emprunte, comme un chemin certifié qualité-littéraire, avec la confiance qui sied à ce qui aboutira – sûr – à nous rendre à notre vie profonde, bien au-delà des Grands Causses, même à l’autre bout du monde, simplement parce que c’est l’Homme qu’on pioche là, de vérit(é) en vérit(és).
Béteille est autant paysan que géographe, autant historien qu’arpenteur de ces terres rouges ou blanches, hautes et impressionnantes, vertes et en combes douces. Les Grands Causses. Ceux qu’il nous fait aimer, de livre en livre. Qu’il aborde, comme on prend un chemin pour grimper, tant par la face-permanences d’un XIXème siècle, déjà si loin de nous, que par la face-mutations, qui signe, et le siècle, et ses paysans, et semble nous tendre la main. Faces si diverses, se rejoignant pourtant, dans ce vécu si particulier de la vie des campagnes : une auge au manger à cochons : surface apparemment lisse, et dessous ce qui grouille. Changements ; univers presque sidéral par ses immenses paysages, qui bascule par pans entiers – peut-on dire dans la modernité ? dans autre chose, assurément.
Le livre commence par un accouchement ; celui qui fait naître Marie, l’héroïne, enfant non désirée, poignée de chairs bleues, finissant par crier, par la volonté de sa grand-mère (surtout pas de sa mère). Tout le livre, de même, est un accouchement, non moins douloureux, non moins risqué, mais non moins empreint de la volonté déterminée du vivre et du demain, quand même ! Accouchement du devenir incertain d’un monde paysan qu’on avait cru immuable. Certes, il faudra affronter les obstacles, d’intempéries infernales en maladies-catastrophes, du Phylloxéra qui noircit les pentes du pays de Marcillac, en maladie de l’Encre qui fusille l’arbre à pain, le châtaignier de ces terres que hante encore le souvenir des grandes famines pas si lointaines. Hélas, il faudra partir, « déguerpir » disait-on pour les pauvres hères d’Ancien Régime, changer de ferme ou de statut, être « placé » chez les autres » :
« Des gamines de huit ans serraient la main de leur mère, mais seraient dévolues à une maîtresse de maison d’ici midi… c’était le spectacle de la vitalité du Ségala. Affluaient là tous les cadets et les cadettes nés des lits paysans féconds. Pour eux, servir dans les fermes représentait la première marche de la vie. Plus tard, ils verraient bien… ou ils trouveraient une fiancée dotée ou ils quitteraient le pays ».
Aller chercher son pain à la ville – ce Rodez loin comme l’Amérique, à Paris, au bout du train, ou va savoir où, et – pleine période de Colonisation dynamique – prendre un jour un bateau pour rejoindre une vague colonie aveyronnaise au fond des pampas d’Argentine (terribles pages des « désillusions gagnées »).
C’est de scènes violentes et dures qu’est habillée cette vie paysanne du Causse ; n’attendons pas les bluettes habituelles des romans « paysans-régionaux » ! On y a froid, on y a faim ; demain fait peur. Béteille ne fait pas dans les couleurs pastel. C’est de noirs et blancs tranchés, façon livres noirs-américains, qu’il s’agit, et plus d’une fois, passent en notre mémoire Les raisins de la colère… « Le vent d’Autan mène à la pluie, inexorablement » et le moindre ruisseau se transforme en torrent destructeur capable d’isoler un hameau pour des années…
Ses précédents livres en font foi – Béteille aime entrer dans le vivant des mémoires paysannes par les femmes. Celles qui, ne sont – in vivo – que fond d’écran flouté, « derrière » l’homme et la famille, sans droits de parler, de voter, presque d’exister, et, on le sait, pour un bon bout de temps encore. Femmes harnachées. Mais chrysalides à leur façon, femmes bougeantes, dans lesquelles on perçoit le bruit infime (et peut-être assourdissant) des ailes qui se préparent. Dans son superbe Chien de nuit de l’an dernier, Béteille amarrait en proue de son navire, une magnifique Hermance maîtresse de grand domaine du Causse. Ici, en « défricheu(ses) de nouveaux mondes » là, au pied des plateaux, ou là-bas, dans la Pampa hostile Argentine, deux figures féminines : Céleste, la forte, l’épatante grand-mère, et Marie, la petite-fille. Les deux liées par un cordon ombilical étrange ; la liberté, l’accomplissement de soi, l’existence, parfois à la manière d’un Sartre… Chez Béteille, la femme prend tournure sur le devant des scènes et – presque – ce sont les hommes qui rejoignent le fond d’écran.
« Nos » femmes fortes et debout de ce livre-ci, leurs étapes pour sortir de l’eau, ont valeur de signaux pour toute femme de ce siècle-là, et – excusez ! – pour toute femme maintenant dans tant de pays : le savoir, d’abord – Céleste est une paysanne lisante (qui se cache pour le faire) ; Marie sera une petite élève (quel dur chemin pour y aller !) sauvée par l’école de J. Ferry – beau portrait de hussard, qu’on retrouve comme dans les autres livres de Béteille (un talisman, en quelque sorte). Le travail, même si c’est la plonge dans une auberge Ruthénoise, le service en salle et les obligatoires tactiques pour tenir à distance les pattes grasses des maquignons, à la foire de la Saint André. Le voyage ; la liberté de déplacement, enfin, que porte le train, ou le cargo trans-océanique… Le partir, finalement, un peu initiatique, et le revenir, une fois construite, armée, on veut le croire, capable de passer le témoin… belle trajectoire, lumineuse mais – insistons – toujours dans ce noir/blanc qui fait les plus belles photographies.
Autre beau dire de l’histoire narrée par ce livre, et ses femmes-fanaux ; pas le moindre : celui qui parle à chacun d’entre nous, et au plus profond ; la transmission, le relai. Toute vie d’homme ne s’appuie-t-elle pas sur sa poutre maîtresse ? Père, mère, souvent un des grands-parents, ou un membre de la fratrie ; hors famille, un enseignant, ou, plus loin encore, une pensée, un livre… Étayage à nul autre pareil, que chacun a quelque part en soi. Ici, le lien Marie/Céleste. Simplement magnifique :
« Elle avait renoncé à prendre quelques objets ayant appartenu à Céleste ; pas même un de ses quelques livres… peu importe ; Céleste vivra en moi, tant que je vivrai… ».
Quel beau voyage que celui proposé dans ce livre ! au cœur du Rouergue ancien, au cœur de nous tous, ici et maintenant. Leçons de l’Histoire et de l’Humain : un parler vrai.
Martine L Petauton
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