Les couleurs de l’air, Igor Mendjisky (par Didier Ayres)
Les couleurs de l’air, Igor Mendjisky, Actes Sud-Papiers, octobre 2020, 144 pages, 15 €
Le mensonge, quel est-il ?
Lire cette pièce d’Igor Mendjisky a été pour moi un double plaisir. D’abord celui de me trouver face à une réflexion sur les sujets complexes du temps, du présent de l’écriture scénique, des liens au passé aussi, à la mémoire, à ceux qui conduisent le dramaturge vers l’écriture, la création. Ce questionnement a fini par devenir l’arête principale de ma lecture. Puis, sans doute à cause d’une espèce de hasard, cette pièce, qui traite de la relation au père disparu, est venue vers moi alors que je viens de perdre mon père il y a trois mois. J’ai donc frémi à travers ce lien étrange du mort au vivant, du père au fils, et avec cette relation, retraversé une sorte d’inquiétude à demi-apaisée. J’ai plongé en moi. Et derrière cette traversée des apparences des Couleurs de l’air, j’ai eu accès à une folie contrôlée, à des ellipses, à l’éclipse de la rationalité, l’invention d’un père subjectif – ici pas tout à fait le mien, et peut-être non plus pas tout à fait celui d’Igor Mendjisky.
Ce préambule étant écrit, voyons cette histoire de quête du père, ce qu’il fut, la complexité de ce qu’il était. Il faut parler du trait principal de cette pièce, c’est-à-dire le mensonge. Mise en doute, évitement, mise en lumière, faux-semblants, inquiétude, voire déséquilibre de moments borderline, ou encore aspirations à la vérité, où l’on peut se perdre, mais où l’on ne sombre pas, car quérir la vérité sauve de la pure angoisse ou de la folie. Le mensonge en ce sens, toute la vie inventée du père, nous aide à comprendre que la vérité est un gain, un apprentissage, qui sait ? une sagesse. Et seul le théâtre rend possible ce basculement rapide en soi de ce gain d’authenticité, d’objectivité. Car le théâtre est par essence un art du mensonge. Là, ce qui est réel n’est que l’ombre de ce qui est faux. Les acteurs sont des personnages et non pas des acteurs. La vie est en ce lieu palpitante, mais c’est une vie de décors, de costumes, de phrases, de textes portés à la scène comme par un jardinier qui donnerait à goûter les fruits de son verger. Et soudain, la scène fait lumière. De la margelle, de ce proscenium, on découvre avec netteté le fond du puits, du puits de la certitude.
Feuilletage de certitudes. Feuilletage d’énonciations. Feuilletage de révélations. On nous mène d’une chambre d’hôtel à Moscou au plateau d’un film, dont le sujet est… le père. Qui était ce père ? Le cinéma est donc pour le personnage principal (en y reconnaissant un peu de l’auteur lui-même ?) une manière de relater, de comprendre la réalité de ce parent qui fut un faussaire. Le plateau de cinéma devient une thérapie, un espace d’aveu, un moment de psychanalyse appliquée, de découverte, de l’identité réelle et supposée de ce père, qui apparaîtra en chair au fils, fantôme de chair ici, ou fantôme d’air ailleurs.
Le texte de la vie du procréateur, le texte support de la pièce de théâtre, le texte de l’auteur lui-même misant son existence, le texte qui nous parvient, lecteur ou spectateur, le texte du fils qui s’ajoute à la fois dans son film et dans son esprit, finissent par provoquer un vertige. Une sorte de trou dans le rationnel, la réalité. Mais le théâtre est un monde. Et l’essentiel est de trouver dans ce mélange de cinéma au théâtre, ou de théâtre au cinéma, une exactitude, une justesse de l’écriture, peut-être même La Vérité ?
Cette danse des masques, comédiens qui jouent des acteurs de cinéma, eux-mêmes interprétant des personnages plus ou moins fictifs, où se mêle l’histoire personnelle du cinéaste, qui cherche, qui tente de débusquer la réalité fantasmagorique du géniteur, nous conduit vers une sorte de vortex, pareille à la musique de Vertigo de Bernard Herrmann, abyme de récits fantasmés ou authentiques. Masques donc où tournent, se tournent, se détournent les arcanes du temps – présent du théâtre, ou temps toujours différé du cinéma, lequel n’est en fin de compte, qu’un monde fantomatique, éthéré et toujours au passé. C’est ainsi une exploration de la durée, des durées. Cette danse confine à l’ivresse, à ce dionysisme si cher à Nietzsche. Cet étagement complexe et difficile parfois à faire tenir rationnellement en soi, vise en permanence à éclaircir le trouble, à démentir le mensonge, vision arquée vers une lumière, une Vérité, découverte rendue possible par l’œuvre d’art, comme la scène rend possible l’émerveillement des personnages, dans cette double nature du mentir vrai du théâtre.
Cette histoire, et dans cette histoire, papa, il s’agit de frapper, de s’avancer dans la lumière, de parler au nom des miens et de tenter de dire à voix haute la pureté parfaite de la mort à l’œuvre, dire la fatigue après la souffrance, dire le cri sourd après le mensonge, dire notre panique, notre détresse d’enfant et l’épuisement après la terreur.
Didier Ayres
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