Les Clameurs de la Ronde, Arthur Yasmine (2ème critique)
Les Clameurs de la Ronde, Carnet d’Art Editions, mai 2015, 85 pages, 9 €
Ecrivain(s): Arthur Yasmine
« Pour quel éclair, hein ? – On l’a jeté, le miroir… On l’a jeté… comme ça… au puits… au temps !… Un essaim de cendres que c’était ! Oh, toutes les brisures, tous les éclats qu’on a bouffés… Oh oui, le feu, on l’a payé ! Avec beaucoup de nuits même ! Bien pauvre ! Bien puant ! Tout seul qu’on était ! Tout seul à se ronger la peau pour des poèmes… Bien sûr qu’elles y étaient les plaies ! La poisse, le vertige, le sol, le ciel, on les a raclés sur la lyre… ».
Ces premières lignes fulgurantes de l’Avis au Lecteur servant de prologue à l’éclatant recueil d’Arthur Yasmine contiennent à la fois sa profession de foi personnelle, son manifeste poétique, une affirmation de la spécificité de son écriture, et une introspection douloureuse dans son âme de poète.
Car Arthur Yasmine est un poète – un vrai ! – qui, dans cet opuscule, hurle sa colère et son désespoir de voir que l’expression poétique est donnée pour moribonde, voire est déclarée morte par les éditeurs qui rechignent de plus en plus, pour des raisons trivialement commerciales, d’inscrire la poésie dans leur ligne éditoriale.
La poésie, pour Arthur Yasmine, c’est toujours ce pays des merveilles de derrière le miroir où les poètes et leurs lecteurs savent et aiment s’aventurer. Mais, s’indigne-t-il, l’homme moderne, le sapiens sapiens sapiens, l’a jeté, le miroir… pour se mettre au diapason du temps, de ce temps-ci où s’est imposé le matérialisme consumériste, de ce temps-ci où on ne prend plus, où on ne se donne plus le temps, où on se refuse le droit de rêver.
Evidemment, les éclats du miroir brisé ont pour victime primordiale le poète, qu’ils assaillent comme un essaim de flèches empoisonnées, alors que le commun des mortels n’a même pas conscience que l’humanité est en train de se déposséder de son essence poétique, de ce sixième sens qui permet de percevoir l’invisible, l’insaisissable, le secret des choses.
« Je dis qu’il faut faire de la poésie pour chanter et danser le Feu sacré ».
Oui, la poésie, pour Arthur Yasmine, c’est toujours le feu sacré, le principe ardent et créateur, cette flamme intérieure qui allume et illumine l’âme du poète, qui brasille dans ses nuits blanches, et dont les étincelles sont les projections poétiques qui à leur tour provoquent chez le lecteur ou l’auditeur de flamboyantes sensations.
Mais attention, le feu, hélas, c’est aussi celui, mauvais, destructeur, des autodafés, c’est la lente combustion des œuvres oubliées, ou inconnues, ou à jamais inédites…
Le feu sacré, la flamme vive et douloureuse de l’imagination poétique va, vient, vacille, feu follet, luciole, flammèche, dans la nuit d’insomnie du poète autophage, seul, tout seul dans la solitude immense de la page blanche. Tout seul à se ronger la peau pour des poèmes. Car la procréation poétique s’accomplit dans l’angoisse et la souffrance. C’est un fragment de lui-même que le poète projette sur le papier. Et ce qu’il s’arrache de lui-même laisse évidemment des plaies…
La poisse, le vertige, le sol, le ciel, on les a raclés sur la lyre…
Alors, en vérité, cet émouvant Avis au Lecteur donne le ton, déjà perceptible dans le titre, celui de la clameur, au sens classique de la plainte, du cri de colère, du hurlement de protestation, lancé à la ronde du monde ou émis par la ronde des poètes et des muses.
L’écriture d’Arthur est fragmentée, fragmentaire, elliptique, discontinue, de nombreux textes portant en évidence et entre parenthèses auprès de leur titre, comme pour mieux revendiquer cette fragmentation, la mention « fragments ». L’usage surabondant des points de suspension, des lignes de pointillés participe de cet éclatement textuel, de ces ruptures, de ces brisures…
La fonction métalinguistique, présente tout au cours des poèmes formels et des textes en prose poétique, fait de cette écriture un acte qui s’auto-analyse tout en s’accomplissant.
Les formes sont variées, tantôt proches de la prosodie classique, par exemple du sonnet, tantôt délivrées de toute contrainte autre que le passage régulier à la ligne, tantôt structurées en quasi-calligrammes, tantôt relevant du genre épistolaire (échanges de lettres entre E. et F. sous le titre « Je t’espère »).
La tonalité générale est du registre de la violence, de la révolte, de l’aboiement. Elle est artistiquement entretenue par la fréquence de l’exclamation, de l’interrogation, de l’invocation, du tiret, de l’omission volontaire du « ne » de la locution adverbiale de négation (qui est considérée comme une « faute » à l’écrit), par l’intrusion brutale, prosaïque, de la photocopie d’un avis de procédure d’expulsion pour non-paiement de loyer, par la récurrence de l’apostrophe (au lecteur ?), de l’imprécation, de l’interpellation, de l’impératif, de l’interjection (en particulier du « hein ? » agressif), par l’insertion de termes lexicaux considérés ordinairement comme éléments du registre oral grossier (connerie, foutre, je m’en fous, putain, recraché à la gueule…), par les phrases infinitives, les phrases nominales…
« Vous me trouverez insolent, arrogant, irrespectueux, insultant… Pardon, car tout est vrai… Mais ne vous indignez pas si facilement : on me le rend bien. C’est ce que la France a toujours réservé aux poètes de ma race : déshonneur, misère, marginalité, hypocrisie, violence, lâcheté… Je le confirme tous les matins en nettoyant sa crasse… ».
En un long et retentissant cri de douleur, Arthur Yasmine profère son image de nouveau poète maudit.
« Depuis, c’est moi le malade. J’étouffe sous un nuage noir. C’est devenu irrespirable. J’en ferai plus de la poésie » (Lettre sur l’animalité).
« Poésie ! Poésie !
J’envoie nos clameurs chérir ton cadavre… » (Invocation à la Jeune Morte).
La consommation (quel vilain mot !), la prise quotidienne de cet ouvrage à petites doses ne peut qu’être bénéfique pour la santé mentale du lecteur.
Patryck Froissart
Lire la critique d'Arnaud Le Vac sur la même oeuvre
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