Les Choses Edition du Cinquantenaire, Georges Perec
Les Choses Edition du Cinquantenaire, septembre 2015, 176 pages, 14 €
Ecrivain(s): Georges Perec Edition: Julliard
Paru en 1965, Les Choses, le premier roman de Georges Perec (1936-1982), méritait bien une réédition en grande pompe pour son cinquantenaire. Las ! Le coche a été loupé chez Jullliard : certes, un bandeau du plus beau vert annonce « 50 ans après » et l’édition est soignée (pas une seule coquille relevée, ce qui est quasi un exploit en 2015), mais rien n’accompagne le texte, qui mériterait pourtant commentaire. D’un autre côté, la position de Julliard peut se défendre : Les Choses est un roman tellement fort qu’il se suffit à lui-même, que sa lecture bouscule suffisamment de certitudes pour qu’elle s’accompagne plutôt d’une réflexion que de commentaires, aussi éclairés soient-ils.
En fait de roman, d’ailleurs, il n’en est guère question, tant les personnages sont dépourvus de motivations et, surtout, de psychologie : certes, le lecteur est confronté à un couple, formé par Sylvie et Jérôme, mais ce couple n’a pas de problèmes de couple, aucune discussion relative au sens à donner à leur existence commune. Ce couple avance comme une entité indissociable motivée par l’acquisition de « choses ».
En ce sens, avec ses personnages sans grande consistance (ce n’est pas un défaut, au contraire, c’est quasi un tour de force et c’est d’une grande pertinence au propos du roman), quasi interchangeables, auxquels n’importe qui peut s’identifier, Perec fait quasi œuvre de sociologue pour une génération, ou plutôt une catégorie sociale, qui existe toujours en 2015 : celles des « psychosociologues », ceux qui pratiquent au sortir de la scolarité un métier qui n’en est pas un, au bord de la précarité, mais dont ils se satisfont pour la liberté qu’il semble leur laisser.
En cela seul, avoir écrit Les Choses relève du génie : Perec, qui avait commencé la rédaction d’un roman d’aventure, s’aperçut, en décrivant ses personnages et leur façon de vivre, qu’ils lui ressemblaient, qu’ils ressemblaient à ses amis, qu’ils ressemblaient à toute une fraction de la population. Et son roman d’aventure est devenu celui de ces jeunes gens et de leur attitude en face des choses matérielles, celles qui sont secondaires mais semblent pourtant essentielles. Ce n’est pas un roman contre la société de consommation, mais un roman sur l’insatisfaction, sur le besoin d’exister au travers d’objets, mais aussi d’expériences (restaurants – surtout le « petit » vanté par L’Express –, films, etc.) recommandés par des magazines qui jouent souvent le rôle de catalogues pour du mobilier, des chaînes haute-fidélité et autres tapis. Ce que désirent toutes les Sylvie et tous les Jérôme, et c’est ce que montre Perec, c’est tout ce qui fait le sommaire des journaux (« ils aimaient avec force ces objets que le seul goût du jour disait beaux »), à ceci près qu’ils n’en ont pas les moyens, ils appartiennent à la classe vraiment moyenne, qui n’a ni passé, ni héritage : « de nos jours et sous nos climats, de plus en plus de gens ne sont ni riches ni pauvres : ils rêvent de richesse et pourraient s’enrichir : c’est ici que leurs malheurs commencent », car « on désire toujours plus qu’on en peut acheter ».
Cette catégorie sociale existe toujours, existera toujours : elle est inhérente à une société qui promeut le désir comme valeur en soi, et cela seul. D’où le coup de génie du premier chapitre, écrit entièrement au conditionnel, ce conditionnel des rêves, des souhaits, des « on disait que » enfantins. Dans ce premier chapitre est décrite l’existence idéale des Sylvie et Jérôme : un appartement confortable, une certaine idée du luxe, une idée dont la concrétisation mènerait à une forme de surplomb existentiel quasi philosophique : « Ils ne connaîtraient pas la rancœur, ni l’amertume ni l’envie. Car leurs moyens et leurs désirs s’accorderaient en tous points, en tout temps. Ils appelleraient cet équilibre bonheur et sauraient, par leur liberté, par leur sagesse, par leur culture, le préserver, le découvrir à chaque instant de leur vie commune ».
Au-delà de la question de la consommation, outre l’absence de psychologie, ce qui sidère dans le roman de Perec, c’est l’a-politisme de ces « psyhosociologues » : aucune idéologie ne se dissimule derrière leur façon de vivre, derrière leurs choix (si tant est qu’il s’agisse bien de choix) culturels. Cette absence d’idéologie colle évidemment à l’absence de psychologie : « Quand, ensemble, ils évoquaient leur vie, leurs mœurs, leur avenir, quand avec une sorte de frénésie, ils se livraient tout entier à la débauche des mondes meilleurs, ils se disaient parfois, avec une mélancolie un peu plate, qu’ils n’avaient pas les idées claires. Ils posaient sur le monde un regard brouillé, et la lucidité dont ils se réclamaient s’accompagnait souvent de fluctuations incertaines, d’accomodements ambigus et de considérations variées, qui tempéraient, minimisaient, ou dévalorisaient même une bonne volonté pourtant évidente ». En ce début des années soixante, la juste cause à embrasser, c’est l’indépendance de l’Algérie ; aujourd’hui ne manque pas de justes causes à embrasser, et toutes peuvent aussi être embrassées avec un néant idéologique qui n’est même pas du nihilisme. D’ailleurs, lorsque les Sylvie et les Jérôme s’expatrient, vont en Tunisie pour y trouver autre chose, ils ne se préoccupent en rien de la situation du pays, ils ne font qu’y déplacer leurs atermoiements de possession – leur vacuité, en somme ? C’est peut-être bien de cela que parle Perec, qu’il montre avec une absence de cruauté, une absence de commentaire (non, ce n’est pas Balzac ou Flaubert – mais peut-être les « psychosociologues » ne méritent-ils pas un Balzac ou un un Flaubert – d’un autre côté, la description de « l’abondance » des Halles fasse penser au Zola du Ventre de Paris, hommage, volontaire ou non, de Perec au père du naturalisme) qui rend encore plus sidérante l’inhumaine aventure de ces jeunes gens dont on peut dire : « Leur vie était comme une trop longue habitude, comme un ennui presque serein : une vie sans rien ». Et lorsqu’ils décident de l’abandonner pour « entrer dans la carrière » à leur tour, Perec passe pour un ultime chapitre à l’indicatif futur, passant de la supposition du premier chapitre à la certitude du dernier chapitre, et dans les deux cas, et dans l’intervalle, une vie prisonnière des Choses. La nôtre ?
Didier Smal
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