Les chevaliers de l’escalier rond, Einar Már Guðmundsson (par Catherine Blanche)
Les chevaliers de l’escalier rond, Gaïa Editions, décembre 2019, trad. islandais Eric Boury, 250 pages, 11 €
Ecrivain(s): Einar Már GuðmundssonAnnées 60 dans un quartier populaire de Reykjavik.
Les tribulations de Johann, petit garçon de 6-7 ans. Ah ! il en fait des frasques, le gamin, des bêtises en veux-tu, en voilà, et de toutes les couleurs. Nous, lecteurs, nous ne pouvons que le suivre. Mieux que cela : nous entrons dans la tête de ce narrateur en culottes courtes, nous devenons son double. Parfois même, il nous interpelle comme dans ce passage :
« Tout le monde à table ! Eh oui, chers lecteurs, si l’on exclut les résultats des matchs de foot, nommez-moi donc une nouvelle susceptible de se répandre plus vite parmi les hommes que cette annonce diffusée par les mères de famille poussées par le devoir ».
L’écriture de Guðmundsson est bluffante : elle arrive à nous faire entrer dans cet état d’enfance tout en ne faisant aucune concession (ou presque) au langage. L’écriture n’a rien en effet d’enfantine. Elle est drue, généreuse, enlevée, pétillante et apporte une vie en surabondance où rêve et réalité se mêlent sans cesse, à l’instar de ce gamin à l’énergie et à l’imagination débordante.
Dans l’extrait qui suit, il chaparde chez le marchand de jouets (en train de pousser un roupillon sur sa chaise) :
« Je prends le petit escabeau et je le pose devant l’étagère des voitures. Je vais attraper la petite jaguar blanche dans sa boîte Matchbox afin que le marchand de jouets puisse se mettre à faire le commerce de vide en boîte. Je vais…
Au moment où ma main gauche s’approche des voitures Matchbox, mes pupilles sont attirées vers la droite, de façon tout bonnement incontrôlable. Elles roulent vers la droite. Là sur l’étagère du dessus, je vois le camion de pompiers rouge que j’ai décidé d’avoir avant même ma naissance. […]
Garðar a un camion de pompiers comme ça. J’ai envie d’un camion de pompiers comme ça ».
Rien de mièvre dans le récit. Les rapports de force avec ses copains engendrent parfois de la violence, voire de la cruauté, et, sans filtre, le gamin dit tout ce qu’il voit, tout ce qu’il ressent.
Il croque aussi avec gourmandise le monde des adultes :
« La maman de Garðar s’appelle Bára. Vous voyez, c’est le genre de femme qui met du rouge à ongles, un peu comme les poupées sur les paquets de flocons d’avoine ».
« Parfois, quand Svavar est soûl, il sort et fait du houla-hop avec les gamins. Il titube le long de la rue en houla-hopant avec le ciel au-dessus de sa tête tel le chapiteau d’un cirque, jusqu’au moment où il finit par s’affaisser lourdement dans une flaque d’eau boueuse avec son costume et tout le reste. Il reste assis là comme un nègre aux lèvres épaissies par la boisson et attend que Loa arrive, comme une mégère sortie d’une plaisanterie avec son rouleau à pâtisserie, vêtue de sa robe couverte de roses. Alors, elle le traîne sur ses fesses mouillées avec son cerceau autour du cou ».
Et voici un autre extrait où Guðmundsson s’amuse incontestablement à se mettre dans la peau du gamin Johann qui attend la permission de sortie pour une virée à la tombée de la nuit avec son copain Ganðar : « Mais oui, on fera bien attention, on fera attention, c’est pour notre bien, c’est pour notre bien. Oui, oui. Maman aussi me dit la même chose : les petits garçons grandissent pendant qu’ils dorment et c’est pour ça qu’il faut se coucher tôt. Coin-coin, blablabla, au revoir et à bientôt. […] Et youpi Garðar peut sortir ». Une fois dehors, ils déboulent les rues avec comme seul objectif le salon de coiffure : « à ce moment-là, nous nous transformons en deux vieillards qui descendent la rue, plongés en transe. Puis, là, nous nous fabriquons un monde fait de rêves grâce aux mystérieux contacts de la vitrine du coiffeur. […] Nous observons l’obscurité qui s’immisce par les fenêtres, les trois fauteuils et les miroirs remplis de mystère. […] Je regarde Garðar. Nous nous extrayons les yeux de la tête pour nous regarder mutuellement, car, dans le monde de nos rêves, nous sommes tous les deux coiffeurs, vêtus d’une blouse blanche avec plein de peignes partout… ».
Le charme et la magie opèrent :
« Visibilité bonne, dit le présentateur de la météo à la radio.
Nous sommes à cette époque de l’année.
Les sourires se préparent à déserter le visage des élèves et bientôt, tous les enfants de la ville seront confrontés au sirop d’huile de foie de morue. Oui, bientôt, les matins de l’hiver débouleront dans les cuisines en pyjama, attendant qu’on leur plonge une grande cuiller dans la bouche ».
« Maintenant, c’est le soir.
Je suis assis et je regarde par la fenêtre.
J’écrase mon nez contre la vitre. C’est cette heure de la soirée où les feux arrière des voitures éveillent la curiosité : quelqu’un vient rendre visite, quelqu’un s’en va. En tout cas, il y a toujours quelqu’un qui dit au revoir quelque part.
Dans la cuisine, les assiettes s’entrechoquent. Papa rejette la fumée de sa cigarette à l’intérieur de sa tasse. Il rit. Il éclate d’un rire en cascade.
J’ai envie de sortir dans la rue.
Je veux peupler la rue déserte avec mes rêves.
Je veux longer les murs de la nuit.
Je veux prendre un autobus pour le bout du monde.
Je veux ».
La toute fin du récit est particulièrement forte, grave et belle, et une réflexion de Katherine Mansfield au sujet de sa nouvelle La garden-party m’est revenue à cet instant-là.
Je vous la livre :
« … ce que j’ai essayé de rendre… : la diversité de la vie, et comment nous essayons de tout faire tenir ensemble, y compris la mort. C’est déroutant pour quelqu’un de l’âge de Laura. Il lui semble que cela devrait se passer autrement. D’abord une chose, puis une autre. Mais la vie n’est pas ainsi. Elle ne s’ordonne pas selon notre bon plaisir. Laura dit : ‘Mais toutes ces choses ne devraient pas arriver en même temps’. Et la vie répond : ‘Pourquoi pas ? Comment les séparer ?’ Et c’est bien ainsi que cela se passe, c’est inéluctable. Et il y a, me semble-t-il, une certaine beauté dans cette inéluctabilité ».
Un récit pittoresque, plein de fraîcheur dont la traduction remarquable d’Éric Boury restitue toute la saveur.
Catherine Blanche
Né en 1954 à Reykjavik, romancier, poète et nouvelliste, Einar Már Guðmundsson est l’écrivain islandais de l’après-guerre le plus traduit, et sans conteste un des plus talentueux. Après des études d’histoire et de littérature comparée à l’université de Reykjavik, il trouve un poste à l’université de Copenhague qui lui permet d’écrire sa poésie et publier de nombreux recueils. Mais c’est en 1982 qu’il fait une entrée fracassante en littérature avec son premier roman Les chevaliers de l’escalier rond. Il publie ensuite plus d’une dizaine de romans, traduits dans plus de vingt-cinq langues et une trentaine de pays, récompensés par de nombreux prix littéraires : il a notamment reçu le Nordic Council Literature Prize, la plus haute distinction décernée à un écrivain des cinq pays nordiques, l’Íslensku bókmenntaverðlaunin, le plus prestigieux prix littéraire d’Islande, et le Swedish Academy Nordic Prize – dit « le petit Nobel » – pour l’ensemble de son œuvre. Il est également auteur de livres pour enfants, scénariste de cinéma et traducteur des œuvres de Ian McEwan en islandais. Dans son œuvre, il parle du quotidien en le transfigurant par le biais de mots de tous les jours, exerçant pleinement son travail de poète. Comme il le dit lui-même, il tente d’examiner ce que « la réalité recèle de magique en même temps que la part de réalité que la magie recèle ». Les notions de réel, d’imaginaire et de surnaturel ne sont donc qu’une seule et même réalité globale dans ses romans.
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