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Les Chats de la rue Saint-Séverin, Anne-Marie Mitchell

Ecrit par Michel Host 19.08.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Livres décortiqués, Roman

Les Chats de la rue Saint-Séverin, éd. Lucien Souny, coll. L’Histoire des pays, mai 2016, 235 pages, 18,50 €

Ecrivain(s): Anne-Marie Mitchell

Les Chats de la rue Saint-Séverin, Anne-Marie Mitchell

Ill. couv. Le Magasin pittoresque, 1872, d’après un tableau de E. Lambert

 

« Les bêtes, elles, ne savent que vivre »

« Dans la rue de la Tournelle / Un coup de foudre est tombé. / Il n’a pas cassé de cervelles / Car il n’en a pas trouvé »

Vaudeville du Pont-Neuf

Dans la nuit du 16 au 17 novembre 1730, à Paris, sous le règne de Louis XV, eut lieu un massacre de chats, dans la rue Saint-Séverin. Les faits sont attestés par des chroniqueurs du temps, et des historiens plus récents (1). Ils appartiennent à ce que Jacques Chessex (2) appelle joliment et que nous rappelle la romancière « … les murmures dans les parois, les souffles qui hantent les murs, les recoins, les resserres. Ce qui ne se voit pas. L’oublié. L’autre histoire qui insiste dans l’ombre ». Le roman, en tant que roman, mêle fiction et réalités, avec ici ou là de plaisants anachronismes, et des « personnages et lieux réels [qui] situent le roman dans son contexte ».

Massacre terrifiant et d’une abominable cruauté, que celui commis par de jeunes typographes que leurs patrons, officiant à l’imprimerie Garamond, Faustin et Perrette Dupertuis, affament et traitent avec mépris. Leur vengeance fond en tout premier lieu sur la Grise, chatte adorée, divinisée, du couple Dupertuis, et d’autres félins, piégés, en font les frais à sa suite. Les coupables sont nommés dès les premières pages, avec leurs surnoms, mais ils ne participèrent pas tous à la tuerie avec la même ferveur vengeresse : c’est dans cette faille invisible que se situe le ressort du roman, sa clé et son secret.

L’enquête policière est lancée, soutenue par le roi dont on sait qu’il aima particulièrement un chat que la reine lui avait offert. Les enquêteurs, sis au Châtelet, sont d’abord René Hérault, lieutenant général de police et donc magistrat ; Gratien Chantereau, commissaire, « l’Habillé de soie », dit encore « le Citateur » parce qu’il cite volontiers les écrivains qu’il lit, peintre à ses heures, et accompagné de son chien Pug. L’inspecteur est Melchior Donnadieu, monté sur la jument Agnodice ; viennent ensuite Joseph Vieillefosse, la mouche de Chantereau ; Ambroise Chauvin, chirurgien et légiste ; Nicolas Stohrer, le pâtissier de la rue Montorgueil ; Achille Florimon, le parfumeur… et le jeune Louis XV, qui suit l’affaire au plus près. Un roman policier, donc ! Oui, mais pas seulement… Ce roman nous embarque avec son monde tout entier.

L’époque est là, romancée certainement, mais dépeinte aussi dans son cadre parisien le plus vraisemblable : la « scène » s’étend de la rue Princesse à l’ouest, au Marais à l’est, en passant par le cimetière des Innocents – grande décharge funéraire pour indigents et cadavres non identifiés – puis à la place du Châtelet et à la rue des Lombards. Au sud, on est aux frontières des Gobelins et du quartier Saint-Marcel, avec quelques promenades du côté de la Sorbonne, du Collège Louis-le-Grand et de la rue Saint-Jacques, que remontaient les pèlerins en marche vers Vézelay, Sainte-Foix de Conques et Compostelle, le siècle de la Raison n’étant pas encore venu à bout des puissances de la religion… Qui connaît Paris, ou y a vécu quelque temps, prendra grand plaisir à revoir ces « paysages citadins ». La rue est là elle aussi : plutôt sale et humide, étroite et sombre, l’embuscade y est aisée à tendre et à mener à son terme. C’est l’un des traits du livre, on y agresse autrui, le blesse, le trucide allègrement, sans doute un peu plus que ce ne fut réellement. Les enfants y torturent volontiers les bêtes, et cela n’a rien de nouveau. Des dames y font le pied de grue, le proxénète y est chez lui, malgré les efforts des inspecteurs et des exempts. On croit baigner dans le crime. Les logis sont de maigres appartements sans confort, des galetas, des taudis… La violence est omniprésente en ces lieux, et sous ses diverses formes… Qui ne se souvient de Jean-Jacques Rousseau renversé par un molosse sur le chemin de Vincennes et abandonné sur place par le propriétaire de l’animal…

Très bien écrit, le livre nous donne de nombreux aperçus de la langue de l’époque, avec ses expressions imagées, son ironie mordante, son art du sous-entendu blessant, ses insultes… sa façon de manier les proverbes à tout propos, de se les envoyer à la figure (le commissaire Chantereau en use et abuse, jusque contre son supérieur, qui s’en irrite beaucoup). Les conversations entre policiers n’ont rien d’amène ni de délicat. On se connaît bien, on sait sur l’autre des choses qu’il n’aimerait pas voir divulguer, on a donc prise sur lui. Je te tiens, tu me tiens par la barbichette… Les gardiens de l’ordre ont l’air de baguenauder d’un suspect à l’autre, d’une rue à l’autre, mais en fait ils enquêtent avec diligence et les moyens du temps. Ils émettent des hypothèses, aujourd’hui appelées « pistes ». Au chapitre des anachronismes assumés on trouvera, entre autres, le regret anticipé de l’absence d’un fichier d’empreintes digitales, et puisque l’on recherche les auteurs d’assassinats de félins et autres animaux, un éloge bienvenu du « végétarisme ». Le martyre de la truie Sidonie, alors animal de compagnie, est particulièrement horrible et aussi particulièrement lié à l’enquête et à sa résolution finale.

L’enquête, enfin, débouche non pas sur l’arrestation des massacreurs de chats de la rue Saint-Séverin. Ils ont vieilli et on les découvre, les uns après les autres, longtemps après, décapités, éviscérés, lardés à coups de lames… Des têtes sont retrouvées ici ou là, un cadavre privé de la sienne, enfermé dans un coffre, dérive au fil de la Seine. On trouvera à qui il a appartenu. Plus près de nous, certains auront gardé le souvenir fameux de la « malle à Gouffé » (1889) qui cependant ne flotta pas sur l’eau ! Le roi s’informe de l’avancée des recherches auxquelles il est attaché à travers d’autres intérêts que l’on laisse le soin de découvrir au lecteur.

Ces recherches portent sur deux points principaux : le sort qui, déjà, s’acharne sur les bêtes (d’où l’amour du commissaire pour son chien, celui de l’inspecteur Donnadieu pour la jument Agnodice, qu’il a recueillie)… L’amour des chats, sur lesquels l’homme a exercé mille cruautés depuis le haut moyen-âge… Les chevaux, on le sait, ont toujours eu pour premiers bourreaux leurs cochers… Dans ces pages, ce thème est, en quelque sorte, un anachronisme persistant (et l’objet d’un combat furieux encore aujourd’hui (3)) qui domine toute l’enquête. Le second point est de découvrir le ou les égorgeurs et éventreurs qui vengent après-coup le massacre des chats de la rue Saint-Séverin. On le découvrira et ce sera une belle surprise ! Edgar Poe, dans La lettre volée, met en marche un mécanisme du même ordre, mais avec un enjeu différent. Il n’est pas mauvais que le lecteur s’en souvienne en cours de lecture.

Le récit des faits est haut en couleurs, ou enlevé, selon la nature de l’épisode. Haletant, diraient les louangeurs payés à la ligne. L’ennui, c’est vrai, n’existe à aucun instant au cours de la lecture de ce roman. Le dépaysement y est assuré, notamment par le regard aigu que porte l’auteur sur les détails caractéristiques des décors et des mœurs d’alors, par la vivacité et les ruses des dialogues. Des célébrités y sont de passage : le peintre Chardin en tout premier lieu, mais est-ce le vrai ? Descartes, Malebranche et leurs animaux-machines, Jean de Lafontaine, Pascal, J.-J. Rousseau… On s’impatiente de connaître la suite. Elle arrive, on n’est pas déçu. On rebondit. L’intérêt fait mieux que de se soutenir, il s’aiguise. Une bien plaisante lecture !

Puisqu’il faut conclure, ceci d’abord, qui est la vérité : « Paris s’éveille. Tous ceux que j’ai connus sur cette terre se préparent à accomplir leurs tâches. Les bêtes, elles, ne savent que vivre. Dans quelques minutes, la gorge tranchée par le couteau du boucher, ces créatures des prairies auront appris la mort».

Et ceci, que l’on a maintes fois entendu de la bouche de policiers, dans les romans ou les séries télévisées, voire dans le quotidien, mais qui frappe fort : l’à-quoi-bon désespéré auquel nous accule le « Mauvais ange » : « la nouvelle année […] Les adolescents continueraient à pleurer dans un coin. Les maris à tuer leurs épouses, de complicité avec leurs maîtresses. Les soldats à tirer leurs sabres contre les ouvriers et à les baisser devant les bourgeois pointant leur ventre gras ».

 

Michel Host

 

(1) Cf. p.9 du livre d’Anne-Marie Mitchell

(2) Le Dernier Crâne de M. de Sade (Grasset, 2010)

(3) Entre « spécistes » et « anti-spécistes », notamment

 

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A propos de l'écrivain

Anne-Marie Mitchell

 

Anne-Marie Mitchell vit (peut-être encore à Marseille). Elle a écrit des chroniques littéraires. Elle est professeur d’anglais, poète et romancière. Sa bibliographie est bien fournie : Ed. Transbordeurs : L’humain me fatigue. Voyage avec mon chat (2007) ; Ed. Autres temps : Opération sang contaminé (1999) ; Les Autoroutes du massacre (1998) ; Tous les matins de Corse (collectif, 1998) ; Gianu (1995) ; Malavoglia (1993) ; Corse défense d’une île (collectif, 1992) ; Refuge (1991) ; Ed. Le Temps parallèle : Ismaïl Kadaré (essai, 1990) ; Guilevic (essai, 1989) ; Anansé (1988) ; George Sand (essai, 1985).

 

A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005