Les Chasseurs-cueilleurs, ou L’Origine des inégalités, Alain Testart (par Didier Smal)
Les Chasseurs-cueilleurs, ou L’Origine des inégalités, Alain Testart, Folio, mai 2022, 400 pages, 9,40 €
Edition: Folio (Gallimard)Aujourd’hui encore, l’école fait miroiter un « âge d’or » préhistorique, pré-néolithique, celui d’une société de chasseurs-cueilleurs proto-communistes, où l’égalitarisme aurait été la règle. Entre marxisme caricatural et souvenir fumeux du Jardin d’Eden, le tout saupoudré d’un rien de rousseauisme, cette vision est touchante, et, tant au point de vue sociétal qu’au point de vue écologique, l’apparition de la domestication, tant animale que végétale, est décrite comme le moment-clé où tout bascule, du paradis vers l’enfer – outre que cela génère des regrets voire des remords, cela pourrait inciter à un retour illusoire vers ce supposé paradis.
Comme toute vision binaire, historique ou autre, elle laisse songeur, et ce fut le grand mérite d’Alain Testart, en 1982, de publier un essai qui a fait date, Les Chasseurs-cueilleurs, ou L’Origine des inégalités, dans lequel il montrait que le stockage, même s’il ne menait pas de façon mécanique à l’apparition de l’inégalité, était une possibilité d’émergence de cette inégalité. Pour ce faire, son étude, brillante et complète, propose deux champs d’investigation : l’un synchronique, celui de l’ethnologie, l’autre diachronique, celui de l’archéologie, et permet d’ainsi faire dialoguer l’humanité d’aujourd’hui et celle d’hier.
Testart a donc d’une part cherché et mis au point une nouvelle perspective à l’étude des sociétés humaines, et d’autre part incité d’autres chercheurs, en particulier des archéologues, à le suivre sur cette voie. Autant dire qu’il a renouvelé un pan entier des sciences humaines. D’autant que, depuis 1982, l’archéologie est définitivement sortie de la zone Europe-Asie Mineure, suivant les archéologues de terrain sur les travaux desquels s’est appuyé Testart (que sa santé a empêché de travailler in situ, ce qui le satisfaisait) pour rédiger le présent essai, qui voyage du Pérou à l’Australie, et a confirmé de la sorte certaines des déductions logiques de Testart.
Pour autant, il faut convenir que cet essai est parfois d’une lecture aride pour le néophyte : Testart défend dès l’introduction une thèse innovante : à l’opposition entre « chasseurs-cueilleurs » et « agro-pasteurs », deux notions pas si évidentes qu’il y paraît, il faut substituer une autre opposition, basée sur l’apparition du stockage, « qui implique une autre conception de l’histoire ». Les Chasseurs-cueilleurs est donc écrit avant tout à destination de personnes à qui cette thèse pourrait sembler douteuse, et Testart multiplie les exemples ethnologiques, les hypothèses (car il a cette modestie essentielle pour étudier la préhistoire : reconnaître que tout savoir s’appuie sur des traces qui sont autant d’indices – la présence de meules permet ainsi d’inférer que le grain était consommé, mais dans quelles proportions, et lequel, sauvage ou domestiqué ?), les tableaux comparatifs, comme tout scientifique qui se respecte, et cela pourrait sembler rébarbatif à qui désirerait une conclusion plus directe, plus franche.
Mais tout cela est passionnant, et permet surtout de réfléchir autrement à la façon dont se construisent et se succèdent les modèles de société : « les premières sociétés inégalitaires procèdent de la vieille société de chasse-cueillette et doivent nécessairement porter en leur sein, d’une façon ou d’une autre, la marque de celle qui les précède, de ses traditions et de son idéologie ». Disons que la lecture de cet essai, ou du moins la propagation, quarante ans après sa première publication, de son contenu dans les manuels scolaires serait salutaire car permettrait une meilleure compréhension de l’évolution des sociétés humaines, hors tout clivage caricatural et, surtout, toute vision édénique nécessairement dangereuse.
Didier Smal
Alain Testart (1945-2013) était un anthropologue français, spécialiste des sociétés dites primitives.
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