Les Chants de l’Enténébré, Georg Trakl (par Didier Ayres)
Les Chants de l’Enténébré, Georg Trakl, éditions Arfuyen, janvier 2021, trad. de l'allemand (Autriche) par Michèle Finck, 144 pages, 15 €
Couleurs
Il y a longtemps que je connais la poésie de Georg Trakl. Mais, c’est la première fois que je distingue autre chose que l’expressionnisme auquel on le rattache habituellement. Bien sûr, il y a du vrai dans cette classification, mais cela reste une vérité relative, car on trouve tout aussi bien le Rimbaud des Voyelles que l’influence des avant-gardes des années 10. Je m’appuie sur cette belle idée de Todorov, qui écrit que l’œuvre de génie, capable de changer la compréhension esthétique d’une époque, est feuilletée : des liens avec le passé, pour avancer dans ce maillage des héritages, stigmates qui autorisent la nouveauté, le pas en avant. L’œuvre qui transforme la littérature n’est pas qu’une destruction de l’ancienne littérature.
Ici, les peintres nabis, ceux de Pont-Aven, la touche de van Gogh, les impressionnistes, et il va de soi Nolde et Kirchner. Et de toute cette escorte, je crois pouvoir garder le principe des couleurs. Et même précisément des couleurs primaires. Pas de camaïeux de rouge – ou de simples couleurs, sang ou pourpre –, ni de bleus – plutôt des bleuâtres –, des jaunes francs, des verts – dans la transformation issue de la pourriture par exemple. Or, pas celles de Matisse car il n’y vraiment pas de joie dans cette coloration des images du poète. Ainsi, pas d’emphase, juste des ombres portées, des lumières glauques, des teintes blanchâtres, noirâtres, pas tout à fait chants lyriques, plutôt visions symboliques.
J’ai vu également, et de façon insistante, le travail du peintre Xavier Mellery, pour l’impression de cauchemar esthétique. Ces femmes en suspensions dans des toiles d’araignée, comme nous les montre L’Automne de 1890, pourraient symboliser, chez Trakl dans son élan poétique, la présence de sa sœur et de l’inceste qui a scellé leurs deux destins.
Ô vous yeux brisés en orbites noires,
Quand dans la nuit douce des ténèbres mentales le descendant
Solitaire songe à la fin plus obscure
Et que le dieu silencieux baisse sur lui ses paupières bleues.
Je suis convaincu que cette poésie porte vers le visuel plus que vers la tonalité musicale. Tout y est propice à l’image. De surcroît, la citation latine Ut pictura poesis me paraît tout à fait adaptée.
Plus généralement avec l’intonation anxieuse, le schéma de l’angoisse, les humeurs troubles, sombres et profondes, les impressions dépressives, l’état continuel d’Apocalypse, les visions noires ou rouges qui indiquent un chemin au sein des modulations morbides, le poème ne cesse de voir.
Le monde de Trakl, monde ambigu, fait de portes complexes, d’un style labyrinthique, orné de couleurs fortes, primaires, dont les complémentaires sont tout aussi fortes et décisives, nous oblige à ressentir nous aussi le monde comme ambigu : là où parfois dans notre vie l’on rencontre des sentiments torpides, des besoins d’évasions nerveuses et sans issues, des images intérieures que l’on peut peindre, bref, cet univers nous atteint et densifie notre existence. Que peut davantage la poésie ?
Didier Ayres
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