Les chants d’Éros, Claude-Raphaël Samama (par Fulvio Caccia)
Les chants d’Éros, Claude-Raphaël Samama, Éditions Baudelaire, avril 2021, 152 pages, 12 €
Les chants d’Éros : le retour du lyrisme épique
D’entrée de jeu, la page-titre annonce la couleur : c’est un poème dont il s’agit mais pas n’importe lequel, un « roman poème ». Qu’est-ce à dire ? Laissons Claude-Raphaël Samama, auteur pluridisciplinaire dont c’est la 13e œuvre littéraire s’expliquer sur ses intentions : « On trouvera dans Les chants d’Éros ces ingrédients (personnages, progression, narration…) sauf qu’au roman supposé se mêle le parti pris d’une autre écriture, un autre rythme, une “poétisation” – un enchantement – qui voudrait introduire la dimension d’une autre langue. Celle des fous, des mages et des dieux, où, de plus, en majesté, l’antique Éros, universel et sibyllin, revisiterait les jours ». Cette préface résonne comme un manifeste. Et un sacré défi. Car si on lit bien entre les lignes, l’auteur sonne l’heure de la revanche pour la poésie sur le roman dans l’espace littéraire.
Une brève mise en perspective s’impose. Jusqu’à la fin du XIXe siècle et au début du XXème, la poésie était le genre majeur de la grande littérature. Les noms qui comptaient, de Mallarmé à Valéry en passant par Breton, n’avaient que mépris pour le roman, ce genre bâtard, trop populaire pour être honnête. Mais les romanciers, tant s’en faut, n’avaient pas attendu l’imprimatur de leurs confrères pour s’émanciper. Depuis Flaubert, les plus novateurs avaient tordu le cou au lyrisme poétique. C’est Émile Zola qui propulsera le genre romanesque et ses praticiens au titre de primus inter pares dans le firmament littéraire à la suite de son célèbre manifeste J’accuse, si même dans un contexte différent, créant du coup une catégorie nouvelle qui accentuera son rayonnement : l’intellectuel. Car au-delà de l’engagement politique, c’est bien la puissance de la narration et donc la capacité à raconter la petite et la grande histoire qui deviennent ici l’enjeu. L’épopée devenue caduque, qui en sera l’héritier légitime : la poésie contemporaine, piégée dans ses pratiques surréalistes et formalistes jusqu’aux ultimes soubresauts telqueliens ou le roman affirmant haut et fort son aventure phénoménologique ?
Il faut savoir gré à l’auteur de reprendre à bras le corps, c’est le cas de le dire, cette question essentielle. Pour ce faire, il réactualise l’épopée dans laquelle il injecte une forte dose de lyrisme, mâtiné de symbolisme. En tout 83 poèmes en vers libres conduisent le lecteur dans des « gestes fabuleuses » sous l’égide du plus capricieux et du plus sensuel des dieux – éros. Vous l’aurez compris, c’est autant une quête philosophique que spirituelle à laquelle Samama nous convie.
Selon l’helléniste Jean-Pierre Vernant, il y aurait deux formes d’éros. Le premier, l’Éros primordial, est présent depuis toujours et représente l’union non sexuée. L’Éros sexué naît, lui, de la castration d’Ouranos par Chronos et se trouve à l’origine de l’union entre les mâles et les femelles. Ce sont en effet ces deux déclinaisons d’éros que l’auteur va mettre en confrontation, en dialogue en utilisant la deuxième personne du singulier.
Cette aventure de l’incarnation commence par l’héritage gréco-latin que le poète revisite d’abord par le bais de la pièce Les Oiseaux, d’Aristophane. Éros y engendre les oiseaux avant même les dieux et devient « reine à élire ». Cette androgynie élective n’est pas sans rappeler un bref extrait de La Plaisanterie de Milan Kundera, le plus emblématique des romanciers où dans son roman « …ce n’est pas un roi mais une reine… qui vient se manifester sous son véritable aspect […] l’aspect voilé ». Coïncidence ? Pas vraiment ; on touche ici les conditions universelles de l’apparition de la forme que prélude une atmosphère instable et ses figures androgynes hermaphrodites, chères à la mythologie grecque et à Platon.
Après les manifestations de l’air, ce sont les eaux vives de la rivière et ses algues qui sont convoquées. Les corps deviennent ondoyants et le ton rappelle volontiers celui de l’amant du Cantique des cantiques. De fait, c’est tout le poème qui peut être lu comme un commentaire païen au Livre ! Lire ici les chants XXXXVII (Ce dieu a mille bras et d’infinis jambages…) ou LVIII (Les mythologies nous retenaient…).
Voilà qui peut sembler sacrilège. Mais il ne faut pas s’y tromper : il s’agit ici pour l’auteur de retraverser par la poésie le double héritage gréco-latin et judéo-chrétien. Ce n’est pas rien ! Écoutez donc : « Dormir, enclin à toute alliance des murs restitués, tout tropisme vers tes fragrances, toute aimantation vers tes langueurs animées ou muettes, tes courants artésiens (chant VI) » ou encore : « Parfois, enivrés de Lui ; nous croyions apercevoir des cohortes lascives d’anges enlacés au sexe indistinct… » (chant XXX).
Cette surabondance d’images baroques, de prosopopées, de chiasmes, d’allégories peut surprendre le lecteur contemporain habitué à une poésie minérale, désincarné. Ici c’est tout l’opposé. D’où ce décalage temporel, cette impression de lire un poème huysmanien à rebrousse-poil des poncifs postmodernes. L’auteur se serait-il trompé d’époque ? Ou de style ? Certains lecteurs pourraient le penser. En vérité, l’auteur prend acte de ce que tout le monde sait : la fin d’une époque ; d’une littérature qui l’a interprétée et du temps qui revient sur lui-même pour se réengendrer. A cet égard les derniers vers, teintés d’un messianisme qui évoque déjà l’Adolescent de Charleville sont éloquents :
« Quand seront proclamées à nouveau les noces de l’infime avec l’extrême
Quand – de tes visages transfigurés – naîtront d’autres visages et de ces chants
d’autres chants
Quand…
Où la Femme générique et souveraine romprait tous les silences.
A bon entendeur, salut !
Fulvio Caccia
Fulvio Caccia, né le 10 janvier 1952 à Florence, en Italie, est un écrivain italien contemporain, poète, nouvelliste et essayiste. Il vit trente ans au Canada, avant de s’installer à Paris en 1988. Poète, romancier, essayiste, il publie cinq recueils de poésie parmi lesquels Irpinia (Guernica, 1983), Scirocco (Triptyque, 1985), Aknos (Guernica, 1994, Prix du Gouverneur-général du Canada) et La chasse spirituelle (le Noroît, 2005). En 1994, il publie Golden Eighties, un recueil de nouvelles (Montréal, Balzac) et en 1997 La république métis (Balzac), une réflexion sur les rapports entre culture, politique et mondialisation. Il se consacre aussi au roman. La ligne gothique (2004), La coïncidence (2005) et Le secret, publié à l’automne 2006 chez Triptyque (Montréal) forment une trilogie qui interroge les ressorts de la fiction. Fulvio Caccia est conseiller à la direction d’EuroCanada, revue de littérature et de politique en ligne. Il a publié aussi, avec Bruno Ramirez et Lamberto Tassinari, La transculture et viceversa (Triptyque, Montréal 2010), Italie et Autres Voyages (le Noroît, Montréal / Bruno Doucey, Paris 2010 ou encore, La diversité culturelle. Vers l’Etat-culture (Laborintus éditions, 2018).
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