Les Centaures, André Lichtenberger (par François Baillon)
Les Centaures, André Lichtenberger, Editions Callidor, 2017, Ill. Victor Prouvé, 288 pages, 20 €
Avec Les Centaures d’André Lichtenberger, les éditions Callidor remettent en avant un roman qui avait été oublié, dont la dernière réédition remontait à 1924, et dès lors considéré, selon l’éditeur lui-même, comme « le premier roman de fantasy français ».
Initialement publié en 1904, Les Centaures met en scène trois races dominantes sur une terre dont l’époque semble très lointaine, sinon indéterminée. Ces trois races sont les tritons, les faunes et les centaures, ces derniers étant en vérité, par leur force physique exceptionnelle, les véritables dominateurs, ceux dont les paroles de paix ne doivent jamais être bafouées, au risque d’un châtiment suprême. En effet, si l’ensemble des bêtes vouent une gratitude sans pareille aux maîtres centaures, les attaques meurtrières ne sont pas tolérées. Les mangeurs de chair ne peuvent bénéficier de nourriture qu’en se penchant sur des cadavres, quand la nature a fait son devoir. Si un animal agit contrairement à cette loi, il n’existe aucun compromis : il mourra rapidement sous les coups furibonds, violents et indomptables des centaures, qui useront de massues, de leurs sabots et de leurs muscles.
Au sein de cette communauté d’êtres mythologiques, Kadilda, la fille du chef, identifiée aussi en tant que « vierge blanche », sent malgré elle un désaccord grandir en elle, et le besoin de solitude l’appelle continuellement. Parallèlement, un groupe d’êtres malingres, surnommés les Ecorchés, se rapproche de plus en plus des centaures qui, en bien des points, ont toujours su se montrer souverains. Un jour, dans les forêts où règnent les frères des centaures, autrement dit les faunes, ceux-ci, saisis par leur habituelle folie voluptueuse, se jettent incontrôlables sur une femme d’Ecorché…
Dès les premières lignes, dans son déroulement narratif, le roman s’affirme avant tout par la poésie, dans son style autant que dans sa vision. Ce qui, par ailleurs, pourrait facilement passer pour un détail n’en est pas un : le roman est écrit au présent de l’indicatif, donnant l’impression de cheminer minute par minute aux côtés des centaures et de les accompagner sans cesse dans leurs actions. C’est du reste un ouvrage dont on peut dire qu’il prend son temps – ce qui serait l’occasion d’émettre un bémol au cours de sa lecture, car l’on ressent parfois des longueurs. Mais si l’on va un peu au-delà de cette première appréciation, en disant, au sens littéral du terme, que l’ouvrage « prend le temps », on peut éprouver cette sensation d’éternité, tout comme l’éprouvent les dominateurs que sont les centaures, dans un vœu d’immuabilité et d’habitudes inflexibles. En somme, André Lichtenberger semble avoir eu le talent de nous rendre animal nous-mêmes, dans le rapport au temps. Et c’est évidemment pour mieux nous faire réaliser que les lignes bougent en permanence et que toute déchéance est continuellement à imaginer.
Cependant, le livre se caractérise également par une vénération portée à la nature et à ses créations, ce qui pourrait facilement trouver un écho avec les nombreux mouvements dans lesquels s’inscrit notre époque. Mais là encore, André Lichtenberger évite de prendre une position d’homme face à la nature ; au contraire, il immerge son lecteur dans la nature pour mieux la lui faire contempler – et par conséquent, le dogmatisme en est très éloigné. Jusqu’aux derniers mots, c’est avant tout la poésie qui qualifie ce roman, qui fut sans doute unique en son époque : « La mer mauve s’enflamme sous les rayons de feu. De légères nuées d’or, de pourpre et d’azur préparent à l’horizon le lit radieux de l’astre » (p.265).
Le livre n’a proprement de magique que les êtres mythologiques qui en sont ses héros : centaures, faunes et tritons. Le fait que chaque dominateur et chaque tête croisée porte un prénom le fait quelque peu entrer dans la veine du conte. Mais c’est bien le récit d’une déchéance que nous raconte André Lichtenberger : émouvant, impitoyable, sans pour autant se départir d’une possibilité de rédemption, dans un prolongement presque biblique.
A l’occasion de cette réédition, les illustrations de Victor Prouvé, réalisées pour l’édition de 1924, ont été reproduites : Callidor nous permet ainsi de découvrir le talent d’un artiste qui avait composé des couvertures exceptionnelles pour Le Livre de la Jungle ou Salammbô. Quant aux Centaures, il a su distiller un souffle de vie indéniable aux personnages d’André Lichtenberger : son trait est vif, traduisant une mobilité qui sous-tend le drame des centaures et inscrivant, au final, son travail dans la modernité.
Selon Marguerite Lichtenberger, la fille de l’auteur, de toutes ses créations, Les Centaures fut le « livre préféré » de son père.
François Baillon
Agrégé d’histoire et géographie, docteur ès lettres, André Lichtenberger (1870-1940) fut essayiste, romancier et un grand spécialiste du socialisme. Il écrivit autant pour les adultes que pour les enfants. Mon Petit Trott (1898), destiné à la jeunesse, reste très célèbre.
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