Les braves gens ne courent pas les rues (A Good Man Is Hard to Find), Flannery O'Connor (par Léon-Marc Levy)
Les braves gens ne courent pas les rues (A Good Man Is Hard to Find, 1953), trad. américain, Henri Morisset, 231 pages, 8,60 €
Ecrivain(s): Flannery O'Connor Edition: Folio (Gallimard)La signature de Flannery O’Connor est reconnaissable entre toutes : dans un style proche de la langue des paysans du Sud, dans des situations qui frisent le burlesque, avec des personnages éminemment drôles, elle nous raconte des histoires terribles, proches de l’épouvante parfois. Comment lire le massacre d’une famille entière – de la grand-mère aux jeunes enfants – par des psychopathes sanglants, tout en ne cessant de rire ou sourire ? Eh bien en lisant la première nouvelle de ce recueil, éponyme du recueil, Les braves gens ne courent pas les rues. Le burlesque macabre accompagne toute l’œuvre de O’Connor, comme il accompagne les profonds de la culture sudiste, faite de haine et d’amour dont on ne sait quoi de l’un ou de l’autre est le pire. Faite aussi d’un rapport débile et violent à Dieu, à la religion, dans lequel les cœurs se perdent sans trop savoir où est le bien, où est le mal. Ajoutez à cela les freaks, inévitables dans les pratiques consanguines et incestueuses largement répandues dans le Delta et ses environs : corps malingres, difformes, esprits idiots, égarés, et vous aurez le tableau complet qui fait fond à ces nouvelles. Une mise en scène d’un Sud miséreux, vaincu, perdu.
Nourrie aux lectures de Faulkner, Caldwell, Flannery O’Connor crée sa musique particulière, tissée dans un langage dont la poésie épouse le parler des gens du Sud, sans affèterie, sans la moindre lourdeur. Cette musique qui vient plus du simplisme mental des personnages que d’un usage forcé d’expression populaire, musique si reconnaissable des écrivains sudistes.
– C’est alors qu’il aurait fallu essayer de prier, dit-elle. Qu’aviez-vous donc fait pour aller au pénitencier, la première fois ?
– Qu’on se tourne à droite ou à gauche, y avait un mur, dit le Désaxé, en levant les yeux vers le ciel sans nuage. On regardait en l’air, y avait le plafond ; en bas, le plancher. Je me rappelais plus ce que j’avais fait, madame. J’avais beau rester assis et réfléchir pour le retrouver, j’y arrivais pas. J’y suis pas encore arrivé à l’heure qu’il est. Y a des fois que j’ai bien cru que ça allait venir, mais y a pas moyen (« Les braves gens ne courent pas les rues »).
Si la Trinité chrétienne est inscrite sans cesse dans l’univers littéraire de O’Connor, c’est dans une inversion radicale. Les trois meurtriers fous de la première nouvelle, les trois enfants ignobles de la deuxième, semblent droit sortis d’un conte infernal, ignorant toute bonté, toute morale. Ces nouvelles sont frappées au sceau de l’amoralité – pas même de l’immoralité qui impliquerait une connaissance du bien et du mal. Les personnages néfastes le sont par nature semble-t-il, comme si la constitution originelle de ces gens était pétrie dans la matière du mal, sans qu’ils le veuillent. Le bien est une sorte de luxe, réservé on ne sait trop à qui car même les chrétiens fervents sont de pauvres salauds. Les trois diables incendiaires de Un cercle dans le feu incarnent cette présence du mal au cœur même de la cosmogonie chrétienne, comme une infiltration des troupes infernales au sein du ciel des croyants.
La petite tourna brusquement la tête, et, par-delà les lentes silhouettes des nègres, elle vit la colonne de fumée s’élever triomphante, derrière l’inutile rempart des arbres. Elle resta immobile et tendue, et perçut quelques cris de joie lointains, comme si les prophètes dansaient au cœur de la fournaise, dans le cercle que l’ange avait tracé pour eux (« Un cercle dans le feu »).
La version bilingue que nous offre Folio est un vrai bonheur, mettant en lumière la virtuosité de la traduction de Henri Morisset, dressant des passerelles de l’argot sudiste vers le nôtre. Un exemple : It was nothing local about it. Listen here. It was nashnul event and they had me in it – up onto the stage (Ça n’avait rien de régional. Vous me suivez ? C’était un événement nachional et on m’y avait invité. On m’a fait monter sur la scène) (« Tardive rencontre avec l’ennemi »).
Et ce vieux général qui perd la mémoire hante le récit de cette nouvelle, général sudiste qui efface l’Histoire dans sa tête, qui s’efface de l’Histoire comme le Sud, toujours et à jamais effaré par sa guerre perdue et qu’aucune amnésie ne gommera jamais.
Ce trou dans la tête, si imprévu, l’ennuyait furieusement. Cette musique lente et noire en était la cause et quoiqu’elle eût presque totalement cessé à l’extérieur, il en stagnait encore un peu au-dedans ; elle s’enfonçait lentement, s’insinuait entre ses pensées, entraînant des mots que ses oreilles entendaient jusqu’aux recoins ténébreux de son cerveau. Il entendit les mots Chickamauga, Shiloh, Johnston, Lee, et il savait que c’était sa personne qui en provoquait l’éclosion, bien qu’ils fussent dénués de toute signification pour lui. Il se demanda s’il avait été général à Chickamauga ou à Lee. Puis il essaya de s’imaginer en cavalier, hissé avec son cheval sur un char plein de jolies filles et traversant lentement le centre d’Atlanta. Mais les vieux mots se mirent à s’agiter dans sa tête comme s’ils tentaient de s’en extirper et de prendre vie.
Le Sud et ses fantômes hantent les nouvelles de ce recueil.
Léon-Marc Levy
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