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Les bienheureux, Patryck Froissart

Ecrit par Michel Host 03.11.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Nouvelles, Ipagination

Les bienheureux, 104 pages, 11,70 €

Ecrivain(s): Patryck Froissart Edition: Ipagination

Les bienheureux, Patryck Froissart

« Ces yeux qui sont tout un poème / De langueur et de volupté / Disent, résolvant le problème / “Sois l’amour, je suis la beauté” »

Théophile Gautier, La Fellah, pp.84-85, cité par P. Froissart

 

Au bonheur des maux

Au bonheur des mots

Ce recueil de huit nouvelles bien frappées, champagne de l’esprit, met en scène l’humanité… Enfin, pas exactement, disons qu’il joue de ses deux composantes originelles, les hommes, les femmes… Sommes-nous, à chaque incipit, dans la douce lumière du Jardin d’Éden ? Adam et Ève s’y promènent-ils sous les ombrages, main dans la main par les sentiers d’un bonheur sans fin ? Pas exactement. Cette vision d’idylle tend à se brouiller : les couples, les unions passagères sont ici tous marqués d’une fatalité : rien ne va de soi, rien n’est simple ou, si l’on veut, tout se complique et les brumes de la discorde, les maux dont nous souffrons depuis toujours accablent les paysages prometteurs. « La faute à qui ? » – demandera le lecteur naïf, s’il en est encore un ici-bas.

L’éditeur du recueil ne s’y trompe pas qui en tient pour les traditions bibliques et homériques : « La thématique du plaisir-souffrir est ici sous-tendue par le mythe de la femme fatale, de la sirène, de la Lorelei qui joue de la fascination qu’elle exerce pour précipiter les bateliers contre les rochers où se fracassera leur esquif ». Un « angoissant recueil », nous annonce-t-il !

On peut ne pas acquiescer entièrement à cette analyse succincte. Certes, Julien Gracq, dans En lisant en écrivant, faisait de la « femme fatale » le critère de la littérature digne d’intérêt, ce dont Patryck Froissart ne manque pas de se souvenir dans son épigraphe. Cependant, cette femme-là n’aurait aucun pouvoir si à ses côtés ne se présentait, toujours identique à lui-même, le papillon de nuit, avouons-le, le mâle éternellement séduit et attiré par la lumière enjuponnée où il se brûlera les ailes. On rêve, notamment dans les revues et les traités de sociologie du mariage ou des unions de différentes natures, de couples parfaits dans leur complémentarité. Notre nouvelliste ne fait que réunir ces Bienheureux et il nous conte leurs histoires, leur histoire. Elles vont leur train, mais comme pour Ève (observons que celle-ci ne fut maléfique que par la double tromperie du Serpent, et celle du Créateur omniscient), elles ne finissent pas bien, en général. À l’exception de cette Voie de garage qui ouvre le recueil.

« Angoissant recueil ? » – nous dit-on. C’est à voir. Le droit au rire et à la plaisanterie y est aussi amplement préservé.

La première de ces nouvelles extravagantes (en ce sens qu’elles vont au-delà de l’imagination du quotidien et de l’ordinaire) nous conduit au village de Pont-sur-la-Galette où les habitants vivent paisibles et nombreux encore. La direction de l’aménagement du territoire décide de créer une déviation qui contournera la localité. Les « placentapontains » se divisent aussitôt en deux partis, les « pour » et les « contre ». Ces derniers craignent la ruine et la désertification des lieux si ne s’y arrêtent plus les touristes, les visiteurs… Ils ont raison. Gilles Pondeux, veuf, garagiste, mécanicien, réparateur… se voit acculé à la ruine, à l’inactivité forcée. Par bonheur pour lui, il a deux filles, Delphine et Marinette, qui pleines d’ingéniosité et de savoir-faire vont le tirer de ce mauvais pas, créer les conditions d’un sauvetage de l’atelier de leur père, lui permettre enfin l’enrichissement et jusqu’à la prospérité. Le moyen ? Laissons au lecteur le soin de le découvrir. Il ne va pas sans casse, c’est le moins que l’on puisse dire. Dans ce premier cas, ces jeunes filles, qui feront d’heureux mariages par la suite, sont les femmes fatales. Elles séduiront fatalement le lecteur, car elles montrent aussi une réelle habileté dans l’usage des mœurs conditionnées de notre société.

Dans La cure, deuxième récit surprenant, tout un bourg – Bourse-en-Bray – est victime de la dépopulation et presque à l’abandon. Les citadins, du moins ceux qui ne traversent que rarement nos campagnes, devraient se convaincre que c’est là le sort de la plupart de nos villages. Nous ne quittons pas la réalité. On accole à ces villages des déviations, des supermarchés à chaque extrémité, et c’est la fin de la vie en centre-ville : les commerces ferment, les habitants s’enterrent eux-mêmes avec leurs dents : cela commence souvent par le boulanger, on n’aime plus son pain artisanal, on préfère celui, industriel et sous cellophane de la grande surface… et le reste à l’avenant. Conséquemment, les quelques paroissiennes qui hantaient l’église, se réduisent à un maigre troupeau dont les génuflexions ne suffisent plus à faire reluire les dalles devant l’autel… Or, nous sommes en 2021 (date bien proche, notons-le) et l’on présume que le pape François a enfin permis aux femmes d’« accéder à la prêtrise et au vicariat… », etc., bref de se substituer à tous les « servants mâles du seigneur ». Or un jour se présente au presbytère Lina Dutilleul, une fort belle femme ma foi, sourire plein de mansuétude, yeux verts d’une nouvelle Esméralda (on la prend en effet pour une bohémienne, corps svelte ondulant, jambes sublimement longues et modelées… Après avoir sorti les fusils, les villageois, à commencer par M. Payen, le maire, sont conquis par la déesse new look, qui accepte d’être appelée « Madame la curée !» selon les vœux de l’épiscopat et de l’académie… On s’imagine à l’aube d’une ère nouvelle, on ignore que l’on est entré dans le temps d’une catastrophe infernale. Les forces vives du lieu se mettent à son service, lui déroulent le tapis rouge et remplissent sa cuve à mazout. La vestale, nouvelle madone, voit toutes les volontés et les confiances s’incliner devant elle. Cinq ans ont passé. Un matin, elle disparaîtra dans sa superbe auto pour un autre paradis. On verra alors l’état dans lequel elle aura laissé la commune de Bourse-en-Bray, en usant de moyens « on ne peut moins catholiques ». La fable, qui se développe en une comédie des plus divertissantes est instructive à souhait et quelque peu anticléricale, il faut l’admettre.

Patryck Froissart écrit nettement, dans une langue affûtée et très plaisante, d’une précision lexicale hors du commun, parfois même avec un brin de préciosité. C’est un plaisir de le lire. Un léger reproche cependant : dans ses deux ou trois premières nouvelles, de même que le trop d’impôts finit par tuer l’impôt, un usage quelque peu systématique, voire excessif des jeux de mots, avec une prédilection marquée pour ceux qui se répercutent en échos, avec des bribes et morceaux de chansons connues glissées dans le cours de la phrase, vient finalement affaiblir le propos, le détourner de son caractère mordant pour l’engager dans la plaisanterie parfois trop facile. Une voix extérieure s’immisce dans le récit et détourne l’attention. Un peu plus de mesure aurait permis, peut-être, de mieux équilibrer aspects comiques et aspects satiriques. Ce défaut véniel finit par s’estomper, sauf dans les toutes dernières nouvelles où le ton général, le sujet, l’allure du récit, le changent en adjuvant, en assaisonnement bienvenu.

Parmi les nouvelles les plus excitantes du recueil, La faille répond parfaitement à son intention qui est de mettre aux prises l’homme arrivé à l’âge où séduire de jolies jeunes femmes devient une entreprise semée d’embûches, où la frustration s’offre comme seul lot accessible, à moins que vous ne vous entêtiez à vouloir satisfaire des désirs charnels dont la force est telle encore qu’elle vous entraîne à subir sans broncher les pires humiliations. La faille, sous la forme d’une correspondance entre amis, met en action la victime, le retraité de la fonction publique, Maillart ; la maîtresse du jeu, sa très belle jeune femme, « démiurge rousse » trentenaire. De chaque épreuve sportive que lui impose la délicieuse sadique, Maillart attend avec un espoir indestructible faveurs sexuelles, soirées et nuits brûlantes, échappées multiples pour sa libido aux abois. Après chaque épreuve qui lui est imposée (certaines défient le sens commun), on verra le peu que lui concède son épouse, un peu néanmoins suffisant à le conduire à l’épreuve suivante, à l’épreuve ultime… C’est amusant dans le pitoyable de la totale soumission, dans l’aveuglement masculin qui jamais ne doute de la possibilité d’arriver à ses fins, et c’est conté par un narrateur qui finira par entrer lui-même dans cette danse d’illusion et de mort (devenant intra-diégétique après avoir été extra-diégétique : pour une fois jouons avec les mots des cuistres de la stylistique) affligé qu’il est des mêmes éternelles certitudes.

Un regard encore sur ces pages aux huit facettes, qui donnent pourtant l’impression de parcourir l’ensemble des mésaventures ménagères et intimes humainement envisageables. On saura, par exemple, les risques inouïs que l’on prend si l’on engage une jeune, accorte et très compétente cuisinière (Recette). On saura aussi le sort malheureux qui attend l’homme séduit par une belle qui un jour l’accueille amoureusement pour le rebuter le lendemain de façon implacable, et quel stratagème a été mis en œuvre pour le duper à mort ! (La Souricière). Avec La sangsue, tout écrivain verra comment, pris dans les rets de plusieurs femmes et dans le piège de sa propre concupiscence, il se voit extirpé de lui-même, vidé de sa coquille, expulsé de son être pour « rejoin[dre] le cercle des poètes disparus ». Notons qu’il y faut des femmes spécialement douées, qui, c’est bonheur !… abondent aujourd’hui. La mante est une nouvelle colorée d’injustice et d’inégalité, traits plus sensibles dans ce qui s’appelait hier encore le tiers-monde. Léo Martin, qui a laissé son épouse à Vesoul, soudain « n’allumera (plus) son ordinateur, n’appellera (plus) Vesoul », prisonnier volontaire qu’il est devenu des bras de la très sensuelle Kali, « servant déférent… asservi tropical » de celle qui fut longtemps asservie. Fable ironique et noire que Patryck Froissart se refuse pour l’instant à développer en roman psychologico-morbide, et sans doute (on ne s’en plaindra pas) en plainte attristée de l’anticolonialisme repentant… mais peut-être me suis-je trop avancé dans mes propres obsessions ?

Chaque nouvelle du recueil apporte sa note au piège tendu par les femmes aux hommes et aux naïfs. Faut-il parler de misogynie ? Je ne le pense pas. On pourrait tout autant parler de misandrie. Il s’agit plutôt d’une déambulation sur les eaux rafraîchissantes de la fable et de l’ironie, de gravures et d’eaux fortes à la Daumier, de surprenants moments du rire et de l’humour où chacun s’amuse de sa propre image. Un plaisir de lecture assurément !

 

Michel Host

 


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A propos de l'écrivain

Patryck Froissart


Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)


A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005