Les Bergères de l’Apocalypse, La Trilogie du Losange, Tome 2, Françoise d’Eaubonne (par Yasmina Mahdi)
Les Bergères de l’Apocalypse, La Trilogie du Losange, Tome 2, Françoise d’Eaubonne, mars 2022, 512 pages, 25 €
Edition: Editions Des Femmes - Antoinette FouqueFrapper, battre, abattre, tuer, massacrer.
(Mise à mort des femmes et des filles en raison de leur orientation sexuelle. Assassinat systématique de femmes autochtones)
Le soleil se couchait déjà ; les montagnes semblaient s’accroupir, devenir des bêtes rampantes, retenant entre leurs pattes des ombres violettes et chiffonnées.
F. d’Eaubonne
Féminicide
Dans la deuxième partie de La Trilogie du Losange, de retour de « l’expédition Amande », Ariane, « simple guide ouranautique », tient un journal de bord. Elle y relate les faits qui ont conduit à une guerre des sexes et à la fin du règne de l’andocentrisme.
À la suite d’une destruction apocalyptique, a lieu l’installation d’un « Triumféminat », sur les cendres de l’ancienne société. Ainsi, un état sans hommes a été instauré par des hordes de combattantes, de « guérillères », un état gynocentré. Le libéralisme économique a conduit « à l’effondrement du pouvoir central, donc à l’arrêt de la production industrielle et à l’Apocalypse du chaos et de la famine ». Mais c’est surtout « la guerre au patriarcat universel » qui a été le moteur de cette révolution féministe.
L’utopie de « l’ère ectogenèse » semble basée sur une conception vitaliste – à la manière de Bergson, qui fonde l’idée que la vie est « la liberté s’insérant dans la nécessité pour la tourner à son profit » (in L’Évolution créatrice) –, au regard des corps féminins qui s’autorégulent, s’autoréparent, s’autoengendrent, à partir d’un ADN commun. Des images brutales résonnent dans notre actualité : « Les rues de la ville sont obscures, bien que personne n’ait décrété le couvre-feu ; mais qui oserait se risquer dehors, à moins d’y être absolument obligé ? On enlève, pille, torture, tire des rafales de pistolet-mitrailleur, on fait pleuvoir les roquettes. Des édifices flambent. Des cinémas, des magasins, des hôtels, des usines explosent. Toutes les routes sont coupées. Devant les rares boulangeries et les boucheries de bifteck hydroponique, les queues s’allongent ».
Dans le roman de Françoise d’Eaubonne, une terrifiante fracture sociale, le mutisme et la complicité entre les mass médias et les gouvernants face aux « régions dévastées par les épidémies et la famine » ont poussé, dans un premier temps, « des dizaines de milliers de femmes » à se révolter et à s’armer. Une structure et une civilisation nouvelles ont ouvert un champ des possibles pour les femmes, une praxis et des modalités psychologiques collectives et individuelles autres, modifiant jusqu’au langage. L’autrice, à l’aide de volutes baroques, de prose en arabesque, invente une sorte d’effervescence de la langue, et met l’accent sur « les rapports entre sexisme et linguistique », ainsi que sur « l’oppression de l’Éros ». Les rescapées de l’ethnocide, du féminicide, ressemblent aux pionnières de l’Ouest américain, affrontant « un pays d’une sauvagerie stupéfiante ». Les Bergères de l’Apocalypse est la narration d’un renversement radical. Un esprit extrémiste des années 70 souffle sur certaines scènes du « sexocide » : « Les fronts se fendaient, œufs de pourpre, les ventres s’ouvraient, le sang ruisselait des chairs lacérées et des crânes fracassés ; tout semblait bondir vers le ciel et retomber en éclats dispersés et terribles, clameurs humaines, sanglots secs provoqués par un coup mortel, injures plus murmurées que criées, mais vibrantes comme une corde de métal qui se rompt, souffle rythmé des bûcherons et de la mort, coups de feu isolés et piétinement démentiel ».
L’enquête d’Arianne révèle ce qui a conduit à une sélection artificielle d’un genre : « la drogue stérilisante de base (…) est le cyprotero-acétate (…) Une autre, a effet bien plus rapide, est le caladium seguinum (…) les testicules, l’épididyme et la prostate se nécrosent. C’est l’interruption complète de la spermatogenèse » – ce qui correspond au débat sur les identités de genre et les opérations de réattributions sexuelles contemporaines. Au passage, l’autrice croque quelques (derniers) types d’hommes : « Jeunes pour la plupart, les Vernazziens (…) faces longues et têtes rousses des Ligures, rondes joues fouettées de boucles et bouche naïve de triton des Italotes, et beau buis taillé des traits moresques (…) leur propre chef n’avait pas vingt ans, un visage rond et dur comme un galet, des cheveux d’un blond florentin où les flammèches des chandelles mettaient un nimbe d’or » – tableau digne d’un Botticelli ou des Préraphaélites. Par ailleurs, il y a une théâtralisation de l’intrigue, des fêtes, des libations, des meurtres, des dialogues, des autodafés. Dans un lyrisme fantastique, F. d’Eaubonne détourne et intervertit les grands récits allégoriques phallocentrés. Est née la religion d’une « Femme-désir »…
Qu’est-ce que la révolution féministe conçue par l’autrice ? D’abord, une hyper visibilité des femmes. Ensuite, ce qui était tabou, tu, refoulé – comme l’exploitation sexuelle dans et hors mariage, le viol, le pouvoir médical et religieux sclérosant le corps féminin –, est éliminé du champ social. F. d’Eaubonne réédifie un présent glorieux au profit « des désespérées ou des dynamiques (…) des abandonnées à demi folles de misère (…) retranchées en ermites dans des masures (…) une foule de brigandes (…) rebelles à toute discipline, parfois féroces jusqu’à la folie ». L’autrice compose un texte éblouissant, d’une grande plasticité. Elle excelle dans l’art du détournement, au profit d’un nouveau sens sémiotique, sous forme épigrammatique et ayant recours à un changement toponymique. Tout est féminisé, le vocabulaire, les lieux, les sites, les formes architecturales, les noms et prénoms, les fonctions sociales. Performer son genre, la mise en scène de soi détruit les stéréotypes du féminin dans la toute nouvelle société du Losange. Les personnages fictifs deviennent des modèles ou, au contraire, des contre-exemples.
Yasmina Mahdi
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