Les Aurores boréales, George William Russell, dit Æ (par Marc Wetzel)
Les Aurores boréales, George William Russell, dit Æ, précédé de Monk Gibbon, Rencontres avec Æ, et W. B. Yeats, Un visionnaire, Arfuyen, 2023, trad. anglais, Marie-France de Palacio, 216 pages, 17 €
Le grand poète W. B. Yeats a raconté (l’extrait se trouve dans ce livre, p.73) sa rencontre avec son futur ami Russell. Tout de l’homme y est dit en quelques lignes :
« Un jeune homme me rendit visite, l’autre soir, et commença à me parler de la création de la terre, des cieux et de bien d’autres choses (…) Je m’enquis de ce qu’il faisait et découvris qu’il était employé dans un grand magasin. Son plaisir, cependant, était de vaguer sur les collines en conversant avec des paysans à moitié fous et visionnaires, ou de persuader des personnes étranges à la conscience tourmentée de se décharger de leurs problèmes en lui en confiant la garde (…) La poésie qu’il me récita était pleine de sa nature et de ses visions. Parfois, elle parlait d’autres vies qu’il croyait avoir lui-même vécues en d’autres siècles, parfois des personnes à qui il avait parlé, les révélant à leurs propres esprits. Je lui dis que je désirais faire un article sur lui et son œuvre ; il me répondit que je le pouvais, à condition de ne pas le nommer, car il souhaitait être toujours “inconnu, obscur, impersonnel” »…
Si Yeats estimait, lucidement, que jamais personne ne parvenait à se construire une vie capable de rassasier ses rêves : nous ne cessons de nous préparer à quelque chose qui jamais n’arrivera, Æ, lui (l’Irlandais George William Russell, donc, 1867-1935), pensait l’inverse : les rêves trouvent toujours les vies qu’il leur faut ; comme de grands élans ou appétits d’existence, ils hantent qui les abrite, les formule et les peint, les relance, redéploie et transmet. Ils sont comme de flottantes archives de la nature, d’errantes images détachées du livre de la vie, qui cherchent âme humaine où s’abriter, comme des revenants anonymes à l’affût d’hôtes accueillants et inspirables. Ce qui ainsi, selon Æ, à la fois explique et justifie notre gratitude à l’égard de personnalités exemplaires du passé, de ces ancêtres fondateurs ayant dû et su, eux, domestiquer leur animalité sans modèle disponible : ces morts (qui nous hantent) eurent à être les premiers modèles dont leurs successeurs n’eurent, eux, qu’à disposer.
Gratitude et compassion ensemble, d’ailleurs, car si certains, les plus valeureux d’entre eux (comme Prométhée, Jésus, le Bouddha, qui surent inventer, à leurs risques et périls, respectivement l’autonomie, la charité et le détachement) réussirent difficilement leur divine greffe sur l’homme (« Christ est incarné dans toute l’humanité. Prométhée est enchaîné à jamais à l’intérieur de nous », p.125), tant d’autres, qui « ont sombré le plus bas » ont peut-être « agi ainsi pour porter un fardeau plus lourd », et sont autant de fils de Dieu qui se seraient loupés, fils prodigues du Maître des choses, égarés dans l’oubli, et ne trouvant à leur tardif et lamentable retour que… nous, pauvres pères terrestres. Mais chacun d’eux, pourtant, n’a que nous pour « ressusciter dans une nouvelle robe tissée grâce au trésor caché dans les profondeurs de son naufrage » (p.127).
On devine déjà la surprenante personnalité d’un tel penseur et poète. Æ (G. W. Russell se surnommait ainsi pour Æon – la créature primordiale, la sorte d’être d’avant l’individu, la nébuleuse spirituelle dont chaque identité se forme), très jeune, fit l’expérience de songes éveillés, prit l’habitude d’examiner rétrospectivement ses journées (et même ses diverses périodes d’existence – comme s’il se hantait lui-même à volonté), et, se voyant peindre inlassablement des figures « symbolistes » – aériennes, évanescentes, irradiées, féeriques, crut et sut intercepter par clairvoyance des bribes de vies personnelles passées. C’était un mystique naturel (sans aucune prétention, ni complaisance : se méfiant plutôt de ses propres dons, peu enclin à célébrer le révolu, trop timide pour s’imaginer guru, trop fin pour ne pas soupçonner le littérateur en lui d’exagérer un peu ses visions), d’ailleurs, dans la vie courante, honnête, réaliste et rigoureux administrateur, comptable, chroniqueur politique ou conseiller agricole…
Chez lui, exigence, ardeur et bonté vont ensemble. Exigence quand il écrit que pour les âmes nobles, le combat intérieur n’est pas entre vertus et vices, mais entre les vertus elles-mêmes (comment rester toujours sage dans le courage ? toujours impartial dans la pitié ? humble dans la générosité ?…) Ainsi, l’effort, déjà ingrat, vers les vertus, se double de celui de les concilier au mieux. Ardeur quand, constatant qu’en chacun, c’est toujours l’image (une jolie femme, un fonds de commerce, une grande cause nationale, une civilisation…) la plus présente à son esprit qui oriente son énergie et pour laquelle il travaille, il conseille de s’enquérir des sources réelles de cette image, et de l’affiner ou l’annoblir à proportion de cette enquête même. Bonté et humilité, puisque, montre-t-il, notre propre perfectionnement sert d’abord autrui plus que nous-même : l’âme qui aura bien travaillé continue à semer sa belle œuvre, en un rayonnement qu’elle ignore avoir, vers ceux qui en ont plus besoin qu’elle et le reçoivent sans source déterminée, comme d’une grâce venue anonymement à eux. Ce n’est donc jamais notre « moi » qui ravit d’autres âmes, mais les traits d’une lumière que la nôtre diffracte à son insu, et à leur service.
Et c’est en mêlant exigence, ardeur et bonté en un effort synthétique, inédit (difficile à nommer) qu’Æ élimine de lui toute inauthenticité. Quand la mauvaise foi, dit avec raison André Comte-Sponville, consiste à « s’autoriser le mal en s’autorisant à le dissimuler », l’espèce de surnaturelle sincérité ou bonne foi d’Æ pourrait se caractériser ainsi : en s’interdisant de dissimuler le mal, on s’interdit peu à peu, comme techniquement le mal lui-même. C’est cela que racontent les délicieuses petites fables de la « Méditation d’Ananda » (le plus proche disciple du Bouddha, auquel celui-ci en mourant, précise en note Marie France de Palacio, passa le flambeau en lui recommandant d’en devenir un pour soi-même !), en illustrant trois illuminantes vertus :
La clémence, d’abord, qui est comme une grâce illuminant la liberté même :
« Un roi trônait dans une salle. Un captif était enchaîné devant lui – enchaîné, mais fier, arrogant et l’âme indomptée. Le silence régnait dans la salle, dans l’attente du verdict royal condamnant à la torture cet ancien ennemi.
Le roi prononça ces mots : “J’avais pensé te faire subir de terribles choses et ainsi mettre fin à tes jours, mon ennemi. Mais je me rappelle maintenant, avec douleur, les grands torts que nous nous sommes faits l’un l’autre, et les cœurs affligés par notre haine. Je ne commettrai plus aucun mal envers toi, tu es libre de partir. Agis selon ta volonté. Je réparerai de mon mieux les dégâts subis par ton pays dévasté”.
Alors, l’âme qu’aucune puissance ne pouvait conquérir fut totalement conquise : les genoux du captif plièrent et son orgueil fut vaincu. “Mon frère” dit-il, incapable de dire davantage” » (p.95).
La commisération, ensuite, qui ajuste au malheur même le droit à la vérité :
« Un enseignant, accompagné de ses disciples, longeait le bord de la route où un lépreux était assis.
L’enseignant dit : “Voici notre frère, que nous ne pouvons pas toucher, mais qui ne saurait être tenu à l’écart de la vérité. Nous pouvons nous asseoir à un endroit où nos paroles lui parviendront”.
Il s’assit sur le bas-côté près du lépreux et ses disciples l’entourèrent. Il prononça des mots empreints d’amour, de bonté et de pitié – vérités éternelles qui permettent à l’âme de croître en douceur et en jeunesse. Un petit espace commença à briller dans le cœur du lépreux et les larmes coulèrent le long de son visage ravagé » (p.97).
La prévenance, enfin, comme une solidaire intelligence des saisons de la beauté et de la plénitude :
« Au crépuscule, au bord d’une rivière large et profonde, une vieille femme solitaire était assise, rêveuse et pleine de souvenirs (…)
“Vois-tu notre vieille voisine là-bas ? dit Ayesha à son amoureux. On dit qu’elle fut jadis aussi belle que tu aimerais me faire croire que je le suis maintenant. Comme elle doit se sentir seule ! Approchons-nous et parlons-lui”, et l’amoureux s’y rendit de bonne grâce. Bien qu’ils se parlassent entre eux plutôt qu’à elle, quelque chose du passé, qui ne meurt jamais lorsque l’amour, cet immortel, l’a envahi, s’éleva de nouveau lorsqu’elle entendit leurs voix. Elle sourit, songeant à ses années d’une incandescente beauté » (p.96).
Mais l’abnégation suprême, selon Æ est le fraternel courage de renoncer au Nirvana même (atteint pourtant au prix de tant d’exploits ascétiques et sacrifices spirituels). Celui qui a mérité enfin de s’échapper à jamais du cycle maudit des existences, de quitter la roue des destins, se prive alors – par pure et simple solidarité avec les victimes, les médiocres, les réprouvés, les malchanceux, les balourds… – du salut. C’est peut-être qu’on n’échappe pas à sa responsabilité spirituelle : s’il y a un Esprit du Monde, nous en sommes, de gré ou de force, l’intendant local et le délégué faillible, tenus – comme Prométhée ou Lucifer – d’en gérer mal ou bien les affaires ; mais s’il n’y a pas d’Esprit du Monde, nous ne sommes pas davantage quittes, car il n’y a dès lors pas d’autre esprit dans le monde que l’humain, et pour chacun, pas d’autre esprit maîtrisable que le sien ; alors l’éternel dépend de nous, et nous devenons nous-mêmes, dans cette solitude cosmique de la pensée, son seul et vrai destin !
Il faut, de toute façon, créer, car « en rêve, nous créons notre propre lumière » (p.151). Mais c’est aussi que, puisque les images de nos rêves ont d’abord été en nous sans nous, alors les œuvres qui naîtront d’elles ne resteront avec nous qu’hors de nous ! Générosité et simplicité sont la vraie conduite du visionnaire, car – pour citer encore Comte-Sponville – « Le simple n’a rien à prouver, puisqu’il ne veut rien paraître. Ni rien à chercher, puisque tout est là » ; mais il faudra d’abord avoir tout donné.
On aura peu présenté ici le destin réel de cet auteur, ses fidélités théosophiques et mystiques, et le contexte fort (politique, esthétique, religieux…) de ses soixante-huit années de vie ; mais il y a dans ce livre riche et précis tous les éléments utiles : Marie-France de Palacio a remarquablement traduit, annoté et présenté ce volume fait de moments forts de l’écrivain (La méditation d’Ananda, Le héros en l’Homme, Le flambeau vivant), de sa première à sa dernière manière, en y adjoignant le long témoignage, consistant, fin et lucide de l’écrivain Monk Gibbon sur son ami Æ. S’ajoutant aux travaux précieux de Patrice Repusseau, le spécialiste français de l’auteur, ces Aurores Boréales forment ainsi magnifique occasion de découvrir un écrivain et un parcours si attachants et singuliers. « Les dons du cœur, écrit Æ, sont trop sacrés pour être déposés devant une porte close ». Mais Marie-France de Palacio ouvre grande ici, justement, celle, émue, de notre attention.
Marc Wetzel
Peintre et écrivain visionnaire à la manière d’un William Blake, George William Russell, dit Æ (1867-1935) s’intéresse à la politique et à l’économie autant qu’à la théosophie et aux arts. Doué de pouvoirs psychiques étonnants, il fut, selon le témoignage de Patrick Kavanagh, « un grand et un saint homme ». James Joyce, dont Russell a lancé la carrière, relève avec ironie l’excentricité de ce « grand-père orang », « sa barbe pointue de vieux Moïse ». Mais il marque aussi son caractère prophétique : « Les troubles qui préparent le monde aux révolutions sont nés des rêves et des visions d’un paysan au flanc de la colline. La seule vie enviable ne se révèle qu’aux simples de cœur ». Si Joyce le dit…
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