Les attaques de la boulangerie, Haruki Murakami
Les attaques de la boulangerie, traduit du japonais par Hélène Morita et Corinne Atlan, illustré par Kat Menschik, novembre 2012, 63 pages, 17 €
Edition: Belfond
Une paire de bottes vaut bien Shakespeare
Dans La Défaite de la Pensée, Alain Finkielkraut reprend la pensée nihiliste russe du XIXème siècle qui stipule qu’une paire de bottes vaut bien Shakespeare. Le philosophe s’appuie sur cette pensée pour montrer l’impact de la relation à la culture de la nouvelle génération. Celle-ci, héritière directe du post-modernisme, revendique la relativité dans l’approche de la culture et de l’art sans hiérarchisation ni classement.
Cette idéologie nouvelle quant à la façon d’appréhender l’art et la culture trouve des échos dans la nouvelle insolite et déconcertante de Haruki Murakami, Les attaques de la boulangerie. Le récit est scindé en deux temps correspondant successivement aux deux attaques des boulangeries. Dans la première attaque, le narrateur est encore jeune. Tenaillé par une faim terrible et féroce, il pénètre dans une boulangerie accompagné d’un comparse pour dérober de la nourriture et satisfaire son estomac :
« Il faut dire que nous avions faim. Non, en fait, c’était plutôt comme si nous avions englouti un vide cosmique. Minuscule au début, comme un petit trou au centre d’un donut. Mais plus les jours passaient, plus il s’agrandissait en nous, jusqu’à devenir un néant sans limites. Ou bien jusqu’à se transformer en une pyramide dédiée à la Faim, environnée d’une solennelle musique de fond. (…) C’est ainsi que nous emportâmes des couteaux de cuisine et nous dirigeâmes vers la boulangerie. (…) A chaque pas, l’odeur du pain qui cuisait dans le four était plus forte. Plus elle se faisait insistante, plus notre penchant vers le mal s’accentuait lourdement ».
Cependant, il n’y a ni intimidation, ni violence. En effet, le boulanger va proposer un pacte aux assaillants : du pain contre la musique wagnérienne…
Le récit est drôle frisant même l’hilarité. L’auteur prend le contre-pied de la littérature japonaise classique. D’abord, il choisit de déconstruire le récit et le mène jusqu’à l’apothéose de l’absurde avec un emploi prédominant de phrases simples et de borborygmes imitant les cris de la faim. Le langage est familier jetant par dessus bord les traditions littéraires qui exigent que chaque mot contribue à l’harmonie de la phrase. Haruki Murakami va plus loin. Il déconstruit toutes les actions menant à l’héroïsme et à l’exaltation de soi. Ainsi, le narrateur exulte de bonheur d’avoir dépouillé un boulanger communiste. Cependant, ce n’est pas l’idéologie qui guide sa main mais la faim. Les illustrations du livre réalisées par Kat Menschik prouvent cette réalité organique, cette faim primordiale rejetant l’être dans l’animalité première. La faim fait capituler la connaissance et écaille notre vernis de culture. Ainsi toute la musique de Wagner ne vaut pas une tranche de pain.
Cependant, Haruki Murakami va plus loin dans sa réflexion. Dans la deuxième attaque, le narrateur a changé. Dix ans ont passé. Il est maintenant un individu soumis à la société et à ses lois. Ses besoins se situent à présent dans le haut de la pyramide de Maslow avant que la faim s’en mêle de nouveau. L’attaque se dirige vers un McDonald’s :
« Je remballai le pistolet dans la couverture, ma femme prit un sac en papier portant le sigle McDonald’s dans chaque main, et nous sortîmes par le bas du rideau de fermeture entrebâillé ».
Cette deuxième attaque satisfait une autre faim : celle de la consommation compulsive :
« Après avoir roulé une trentaine de minutes, nous nous arrêtâmes sur le parking d’un immeuble tranquille pour manger des hamburgers à satiété, en buvant du coca. J’envoyai six Big Mac dans le gouffre qui me tenait d’estomac. Ma femme, elle, cala au bout de quatre. Il nous restait vingt hamburgers sur la banquette arrière. La faim insatiable qui nous tourmentait pour l’éternité, semblait-il, s’était évanouie avant l’aube ».
Au travers la drôlerie et le burlesque de la situation, Hariki Murakami dénonce avec virulence une société désemparée, sans idéologie où règne sur un trône sans partage le Consumérisme à tout prix.
Victoire Nguyen
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