Les attachants, Rachel Corenblit
Les attachants, août 2017, 188 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Rachel Corenblit Edition: La Brune (Le Rouergue)
« Les gens lisent ce genre de récit. Ils sont curieux des histoires qu’ils ne vivent pas et qu’ils parcourent en s’étonnant. Ils disent : les jeunes, de nos jours, ils vivent des choses horribles, des choses qu’ils ne devraient pas connaître. Les gens frissonnent derrière leurs livres… »
Que vous dire, madame Corenblit, sinon notre admiration, notre solidarité, affection même, si d’aventure on vous lit en parent, en collègue, en citoyen simplement. Votre livre prend aux tripes ; on en sort tourneboulé, et bien sûr différent. Magnifique écrit politique que votre ouvrage, que vous revendiquez fort justement comme tel : peut-on vivre dans cette société ? Et quelle place pour l’école face à elle ; quelle utilité.
Sur votre sujet, celui d’une maîtresse d’école (que je préférerai à « professeur des écoles » plus distancié) face à des élèves dans – comme on dit pudiquement – des quartiers sensibles ; on comprend, nous, difficiles ; il y en a eu, des livres, souvent, « que faire en pareils cas… », pire, des « comment voulez-vous y arriver ! », des docus à revendre, pas toujours à revoir, de beaux films aussi – un Entre les murs par exemple. On a su écrire, filmer, toucher, à l’évidence. Mais, souvent, on a cette impression de déjà vu, de déjà dit. C’est d’ailleurs ce qui passe au premier abord en nous, en voyant votre titre : – un livre de plus sur ces enfants perdus et ces enseignants qui n’en peuvent mais ? Positif, toutefois, c’est déjà ça – le titre, et la photo floutée de bouts disparates de cour de récré quelque part en territoire des bords de notre France. Ailleurs qu’un univers familier en tous cas. Alors, encore un témoignage ?
Eh bien, non ; « ce » témoignage-là, cette vie, à en retenir son souffle et par-dessus tout, cette écriture.
L’instit – Emma est non titulaire sur poste, un genre compliqué – et son agenda fait état de ces arrivées intempestives, vécues ça et là, comme nouveautés, certes, mais respectées, faudra voir : « le lundi, la première école se trouvait sur les coteaux ; petites sections ; des minus qui se mouchaient sur ses jambes du mois de septembre – premiers rhumes – au mois de juin – allergies… le mardi, grand écart. Une classe unique dans un petit village que même le GPS ne semblait pas connaître. Le jeudi, c’était juste l’horreur, un CP dans la banlieue nord ». Pour autant, son œil est différent, craque neuf, ce qui à l’occasion peut déboucher sur de la bienveillance, là où d’autres ont perdu de vue toute patience ; elle regarde tout sous un autre angle la maîtresse, et ce ne sont pas les représentations antécédentes qui l’encombrent.
Elle raconte – les mots, les respirations, les silences, les pleurs et quelques joies flamboyantes ! mélangés, ceux des gamins, les siens. Saut du plus haut du plongeoir : la classe en live ; le grand huit interdit aux plus sensibles des lecteurs. Pas tant du reste, l’ascension, par la face attendue des apprentissages difficiles, que par celle des minots eux-mêmes, tous cousus de difficultés de tous genres, pas simples à approcher ; quant à les apprivoiser !! ces « attachants-attachiants ». Ses journées, Emma, ne sont guère celles de tout le monde, leur rythme jamais tout à fait identique à la veille, avec ce qui dans ce métier fait toute la différence avec tout autre, la couleur que prend le temps professionnel grâce, à cause de, hélas plus souvent, l’élève, matière vivante, chair insupportable et lourde ou/et air sans lequel on ne saurait plus vivre : « Au calme, le directeur était planté dans la cour de droite… son sifflet attaché autour du cou par une cordelette… la guerre, elle a pensé, c’est exactement le mot que je cherchais ».
Les portraits de gamins en « souffrance », comme il est dit parfois dans les conseils de classe, sont légion, la vraie matière du récit, peaufinés au millimètre par un régal d’écriture, parfaitement idoine, qui entraîne, passionne : des tableaux de nouvelliste, un peu Caractères de La Bruyère transportés loin des centre villes. Comme Emma, on les retient tous, chacun pour son charroi de peines, croix portées par de si petits, souvent extérieures à l’école, laquelle finalement se révèle un creuset protecteur qui nous fait aimer les valeurs de la République. Et nous rassure, sans tapage, à hauteur des Emma de tous les jours. Le livre s’ouvre sur un Ryan, « il la fixait silencieux, avec son cartable dans le dos, ses cheveux ébouriffés et sa grande bouche aux lèvres gercées », c’est sur lui que se ferment les pages ; il est question d’images insoutenables dans des enregistrements vidéo ; juste l’horreur. Ou – pour ceux qui l’ignoreraient – comment enseigner va tellement au-delà ; aider, accompagner, repérer, voir les signaux, percevoir des symptômes, tenter de contenir ; ça en fait des choses au croisement du « simple » psychologue, assistant social, inspecteur d’Acad. L’adulte, le professionnel à la source, tout ça, comme le hussard noir de nos temps d’aujourd’hui. Emma, vivante, vraie, le plus possible ; dedans, traquant la bonne distance, la seule efficace. Celle qui essaye, à bras le corps, contre ou avec l’élève, les parents, l’institution, à son niveau, celui qu’elle s’autorise, découragée, plus souvent qu’à son tour, n’ayant plus pied, un jour sur trois, interrogée, jusque dans sa vie personnelle, exposée, sans voyeurisme aucun, parce qu’une maîtresse d’école, pour ces écorchés, c’est un tout… On ne dira pas « bouée », car on suppose que l’auteure s’agacerait.
Chacun de ces enfants sans insouciance aucune, se fixe en nous, pour longtemps, par une image, une petite anecdote, une parole ou son absence. Par les regards, tous les regards d’Emma, celui qui enseigne, et toutes les autres casquettes : « Tu vois Myriam est une grande fille qui a déjà redoublé, qui sourit souvent et ne saisit pas tout. Elle a les connections neuronales au ralenti. Pas méchante, pas agressive, souvent assoupie. Et parfois, elle peut avoir une illumination, te sortir la réponse parfaite, la réflexion indispensable, et là, tu la regardes comme si Dieu existait ». A l’appui (mot complètement inadapté !) des portraits de familles, de mères courage, en pères violents ; les présents avec lesquels vivent ces enfants, ceux qui sont Dieu sait où ; mais leur lien à eux ; prière de faire avec.
Comme autant de combats – elle disait, la guerre – avec et contre l’élève, la famille, les institutions, avec et contre elle–même, sa construction de femme, de future mère – incertaines victoires quelquefois, pas toujours, pour longtemps ; combats perdus, si souvent… enfin, apparemment perdus, Rachel Corenblit, parce que la sollicitude, la parole, la présence d’un enseignant, portent au-delà de l’école, et fort loin. C’est ouvert, même dans ces écoles-là, et c’est bien, semble-t-il, le précieux de votre message.
Martine L Petauton
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