Les Animaux dénaturés, Vercors (par Marie-Pierre Fiorentino)
Les Animaux dénaturés, Vercors, 222 pages, 4,50 €
Edition: Le Livre de Poche
Le roman s’ouvre sur un infanticide immédiatement revendiqué par Douglas Templemore. Comment ce journaliste de trente-cinq ans, passionné de littérature et jeune époux très amoureux de Frances, est-il devenu assassin ? Tout commença, lors d’une expédition qu’il accompagnait en Nouvelle-Guinée, par la découverte des Tropis. Mais ces êtres sont-ils des hommes ou des animaux ? Les passions vont se déchaîner autour de la question.
« Si la cour voulait simplement nous rappeler… la… quoi, la définition de l’homme, la définition ordinaire, enfin celle dont on se sert en général, quoi, la définition légale, juridique… est-ce que… quand même, cela ne déborderait pas les attributions de la cour ?
– Non, dit le juge en souriant ; toutefois, cette définition légale, il faudrait d’abord qu’elle existe. La chose est étrange peut-être, mais le fait est qu’elle n’existe pas » (Chapitre XIV)
Bergson, à propos de la conscience, comme Saint Augustin avant lui à propos du temps, soulignait l’impossibilité de définir ce qui nous constitue le plus intimement. L’expérience immédiate que nous en avons nous procure une connaissance intuitive que tout discours obscurcirait.
Pourquoi en irait-il autrement de nous, les humains ? « Il y a dans le fait d’exister une sorte d’évidence qui se passe de définitions… », admet en son for intérieur le Président de la Cour. Il n’est donc pas tellement étrange que nous ne répondions à aucune définition. D’ailleurs, une définition est-elle vraiment un avantage pour ce qu’elle circonscrit à l’intérieur d’un cadre ou bien les frontières qu’elle trace entre l’objet tel qu’elle le conçoit et ce qu’il est réellement ne nuisent-elles pas à celui-ci en le réduisant nécessairement ? En imaginant les Tropis et les bouleversements engendrés par leur découverte, Vercors nous interroge donc sur notre identité.
Quand un être appartient-il à l’humanité, quand appartient-il à l’animalité ? Posséder une définition de l’homme permettrait de le déterminer. Mais définir l’homme ne nous empêcherait-il pas de le reconnaître sous les atours, parfois radicalement différents des nôtres, dont la nature ou la civilisation le parent ? Conditionnés par une définition, saurions-nous identifier comme notre semblable et notre égal le différent, surtout si ce différent nous paraît, sur des critères purement subjectifs, plus proche de l’animal que de l’homme ?
Cette définition s’avère d’autant plus difficile à établir qu’elle devrait intégrer des caractères innés ou acquis (le langage, la technique, les croyances religieuses…) qui n’ont cessé de fluctuer dans le temps. Bref, une définition ne risquerait-elle pas de nous conduire à rejeter hors de l’humanité notre alter-ego que nous ne pouvons ou ne voulons accepter comme tel ?
Ces Animaux dénaturés tiennent donc, en un sens, de la controverse de Valladolid (« Les Tropis ont-ils une âme ? ») sous l’éclairage de la théorie de l’évolution et des études en préhistoire qui en ont résulté. On pense aussi à Lévi-Strauss dont la brochure écrite pour l’UNESCO, Race et histoire, est publiée comme le roman en 1952.
« “Il n’y pas d’espèce humaine, il n’y a qu’une vaste famille d’hominidés, qui descend l’échelle des couleurs au sommet de laquelle est le Blanc – l’homme véritable – pour aboutir, à l’autre bout, au tropis et au chimpanzé” […] – Voilà donc tout prêt à renaître, Frances, le fantôme grimaçant du racisme et ses infernales séquelles » (Chapitre IX)
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la même consternation combattive devant les réactions face à l’altérité affecte l’ethnologue et le romancier. Ce conte aux accents voltairiens résulte de la volonté de Vercors de ne pas abandonner, le conflit fini, la résistance à toute forme de déshumanisation dont les camps nazis ont été le paroxysme. Car la pensée occidentale, procédant depuis Aristote par catégories, n’a intégré chaque particularité humaine, au fur et à mesure qu’elle était découverte, qu’en termes de groupes différents et hiérarchisés : les sauvages par opposition aux civilisés, les sains d’esprit par opposition aux malades, les races symbolisées par des couleurs, les pays sous-développés…
Ainsi, par l’orchestration de débats où le comique le dispute aux références documentées, Vercors nous montre comment la définition, auréolée de la clarté rassurante de tout espace limité, n’existe que par l’exclusion de caractéristiques moins bien identifiées, plus rares ou jugées secondaires, voire méprisables. Il a par exemple fallu définir « le juif », « le sémite », par comparaison négative avec « l’aryen » pour décider et organiser à échelle industrielle l’extermination, œuvre ultime de l’antisémitisme.
Quelle place alors accorder, dans l’humanité, aux Tropis ? L’avidité de l’industrie capitaliste ne voit en eux que la descendance des lignées exploitables et exploitées sous prétexte qu’ils ne seraient pas vraiment de notre espèce. En attendant, on les expose, comme encore avant-guerre les « sauvages » dans des zoos humains. Qui prendra leur défense ? Templemore court le risque de la pendaison pour sauver des camps de travail ces êtres, objets de toutes les convoitises de main d’œuvre gratuite et docile.
« Le bien public et l’équité s’opposent implacablement » (Chapitre XIII)
Dans ces Animaux dénaturés, le roman d’aventures, au sens habituel du terme, laisse rapidement la place à une autre aventure. La quête véritable ne se déroule pas dans la forêt vierge où les Tropis vivaient, ignorés du monde, mais en Angleterre, berceau du darwinisme. Elle porte sur le sort qui va leur être réservé, sort qui dépend de cette fameuse définition. Et comme toute quête en littérature, elle est initiatique. Car il s’agit moins, en fin de compte, de savoir qui sont les Tropis que de savoir qui nous sommes. Atteindre cette connaissance exige que soient bouleversées bien des idées reçues et Vercors ne s’en prive pas. Avec un humour qui n’a rien à envier à celui qui rendit célèbres, deux ans après son propre livre, Les Carnets du Major Thomson de Pierre Daninos, il opère des retournements qui bousculent, outre les préjugés racistes, les préjugés sexistes, politiques et nationalistes.
Ainsi le juge Draper, archétype du magistrat anglais rigide, est-il décillé par son épouse qu’il avait toujours considérée écervelée. Quant à la distinguée Sybil, épouse instruite d’un paléontologue célèbre de trente ans son aîné, elle pratique sa liberté avec la conscience d’une existentialiste accomplie.
Tous ces personnages d’abord antipathiques deviennent attachants, leur « humanité » singulière se révélant au cours de l’enquête sur ce qu’est l’humanité générique. Les institutions, l’Église, la justice, les ministres, ne sont pas épargnés au fil de situations désopilantes, pas plus que les réputations des vieilles nations européennes. La science plus encore fait les frais de l’ironie de Vercors. Ses représentants, censés être objectifs et donc capables de s’accorder entre eux, s’avèrent attachés à leur chapelle comme de vrais fanatiques. Ils se révèlent surtout ignorants. Ne serait-ce pas folie que de s’y fier pour décider de l’avenir du monde ?
« Si vous pouvez me dire où finit le singe, où commence l’homme, vous nous rendrez un fier service ! » (Chapitre VIII)
Il n’est pas absurde de rêver que Pierre Boulle, imaginant La Planète des singes (1963), et plus encore Hergé faisant rencontrer à son héros le Yéti dans Tintin au Tibet (1960), avaient lu et aimé ce livre. Il n’est pas surprenant non plus qu’en 1975, Vercors traduise Pourquoi j’ai mangé mon père, roman de Roy Lewis qui vulgarise, de façon humoristique, quelques connaissances de base sur la préhistoire et l’évolution.
Tous nous invitent à la même conclusion : issus de la nature, nous sommes ce que notre culture nous a faits, animaux dénaturés car humains, humains car animaux dénaturés.
Marie-Pierre Fiorentino
Jean Bruller (1902-1991) est graveur et dessinateur avant de s’engager dans la Résistance où il prend le nom de Vercors. Le Silence de la mer, son ouvrage le plus connu, inaugure les Éditions de Minuit, clandestines, en 1942. Auteur prolifique après la guerre, il ne cesse d’interroger ce qu’est l’humanité et trouve un optimisme relatif dans l’art. On retrouve alors dans son écriture l’humour qu’il déployait, jeune, dans ses illustrations.
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