Les Agents, Grégoire Courtois (par Didier Smal)
Les Agents, Grégoire Courtois, Folio SF, septembre 2022, 320 pages, 8,90 €
Edition: Folio (Gallimard)
Allons au plus bref : ce roman est tout simplement illisible. Tâchons d’expliquer pourquoi, malgré l’envie de juste en rester à cette phrase.
L’histoire se déroule dans un futur indéterminé ; le narrateur appartient à une « guilde » réfugiée à l’étage 122 de la tour 135 du quartier sud d’une ville indéterminée. L’objectif ? Survivre dans un univers de données affichées sur écran, alors que d’autres guildes, survivant dans la même tour, tentent d’éliminer leurs concurrents, et que la rue est devenue un enfer ou une jungle, ou un truc du genre. Métaphore d’un capitalisme poussé à outrance, probablement ; contre-utopie où des lecteurs autrement complaisants liront une référence au Ubik de Philip K. Dick, on peut y songer par charité. Il doit y avoir de tout cela, et on aurait aimé voir où Courtois allait emmener le lecteur.
Mais c’est impossible, à moins de faire montre d’une ténacité à toute épreuve et, surtout, d’un goût immodéré pour le sordide. Car Courtois a choisi de montrer un univers déshumanisé, où les comportements les plus délirants deviennent la norme – ainsi de se couper les orteils, pour des raisons qui échappent vraiment. Puis ça devient franchement insupportable, avec une certaine « Clara » qui s’enferme dans les toilettes pour se mutiler, s’infliger des blessures saignantes au possible tout en s’étant prémunie d’un décès inopiné et au fond non désiré (que du spectaculaire, Debord au secours !) en ayant accumulé dans des pochettes son propre sang, qu’elle s’injecte pour compenser le « jet irrégulier [qui] projetait sur son avant-bras une rivière de sang qui coulait dans sa paume ouverte et gouttait de ses doigts dans la mare tranquille où elle gisait ».
Plus loin, un accès de poésie probablement : « Les suicidés qui passaient continuellement derrière les hautes vitres n’étaient rien de plus que les gouttes sanguinolentes d’une pluie étrangère ». Après, un personnage vient expliquer « L’histoire des millénaires avant nous », mais on n’en a cure, de ce style d’une platitude sidérante derrière lequel on sent un processus intellectuel pénible. Et on a tout plaqué, parce que c’était marre.
Que les choses soient claires : on a lu du terrible, du sanguinolent, on a plongé dans la noirceur en compagnie de feu Dantec entre autres, et on en est ressorti secoué mais plus puissant. Ici, rien. Juste le sentiment gênant d’un roman complaisant, qui s’amuse à faire frémir le lecteur avec des visions et propos horrifiques mais sans que l’on parvienne à en retirer le moindre sens, sans parler d’un quelconque frisson littéraire, ou d’un goût de folie à la Dick.
L’humanité est dégueulasse quand elle s’y met, merci, on est au courant, et l’épuisement de l’espèce peut mener à des comportements (auto-destructeurs) qui ressemblent parfois à des performances « artistiques » sordides, on en convient. Mais le rôle de la littérature, au lieu de se vautrer juste dans le laid moderne, ne serait-il pas de prendre une distance critique, voire ironique avec le lent suicide de l’humanité, au risque de mettre en question l’opportunité de ce même suicide ? Au risque de choisir de proclamer que l’avenir va être dur, très dur, mais que nous nous en sortirons, l’espèce, pas nos générations, au prix du déni du laid ? Courtois a choisi une posture, tant stylistique que narrative, qui contrairement à ce qu’il semble croire, est un renoncement.
Qu’il nous soit permis de ne pas tourner une page de plus de ce renoncement inacceptable et de retourner à d’autres lectures, plus puissantes et belles – la beauté n’étant pas exempte de heurts mais valant toujours mieux que le laid, juste le laid.
Didier Smal
Grégoire Courtois (1978) dirige la librairie auxerroise Obliques. Journaliste, critique d’art, organisateur d’événements littéraires, il a publié sept romans oscillant entre la science-fiction, l’horreur et le policier. Les Agents est son dernier en date.
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