Lenz, Georg Büchner (par Didier Ayres)
Lenz, Georg Büchner, éditions Vagabonde, octobre 2020, trad. allemand, Georges-Arthur Goldschmidt, 50 pages, 6,90 €
Ars gratia artis
Ce texte ramassé sur 50 petites pages engage davantage qu’un récit ordinaire. Car c’est un grand écrivain qui en est l’auteur. De plus, derrière le prétexte de rapporter quelques journées de la vie de Jacob Lenz, Büchner développe sa propre conception de ce qu’est un artiste, et de ce qu’est l’art. Il lui suffit pour cela de décrire les quelques jours que Lenz a passés chez le pasteur Oberlin. Pour moi, il s’agit d’un dramaturge parlant d’un autre dramaturge.
Par exemple, Büchner fait de Lenz un somnambule, et quand on connaît la première scène du Prince de Hambourg, on voit que cette atmosphère est présente dans l’Allemagne romantique. Et les romantiques ont décrit l’artiste au moins comme un visionnaire. Ainsi, cette constellation d’écrivains pour le théâtre est ici mise en abyme, repensée en son propre sein où le récit du séjour de Lenz dans les Vosges se tourne un peu en essai. Toujours est-il qu’il y a ici une volonté de construction intellectuelle, et pas seulement un artifice pour fabriquer du récit.
Si l’on s’approche mieux de ce petit texte, il faut parler de la première scène d’exposition, quand arrive Jacob Lenz chez Oberlin. Tout de suite, nous sommes dans les paysages de C. D. Friedrich, ou au milieu des mille ans de la peinture chinoise de montagne, ou peut-être dans un paysage préromantique. Ce qui compte, y compris la scène d’exposition traversée, c’est la beauté. Elle est si présente dans le soin mis pour écrire cette partie de la destinée d’un homme, qu’elle s’apparente à la renaissance de la poésie de tombeau au XIXème siècle. La beauté n’est pas un élément d’ornementation. Au contraire, elle explique, elle réfléchit sur le statut de l’homme de lettres, et sans doute de l’homme de théâtre. Elle se met au service d’une pensée, et c’est là pour moi la chose la plus heureuse dans la littérature.
Mais pas d’hagiographie de Jacob Lenz. Büchner va jusqu’au noyau de la folie et de son mystère, qui de tout temps est un principe de l’esprit du créateur, de celui pour qui la réalité n’est qu’une façade.
J’exige dans toute chose, vie, possibilité d’existence, et puis c’est tout ; nous n’avons pas alors à nous demander si c’est beau ou si c’est laid. Le sentiment que ce qui est créé a de la vie est au-dessus des deux, et c’est le seul critère en matière d’art.
On y voit encore l’attrait pour la nuit – attrait que souligne Blanchot dans L’Espace littéraire. Et cette impression d’entendre derrière le battement régulier de l’âme de l’auteur, une page de musique – comparable à la belle et folle musique de Robert Schumann. Il y a aussi une scène tout à fait à mettre en relation avec la séquence de guérison divine dans Ordet de Dreyer.
Ce bref feuilleton de la vie d’un artiste, confine à la mort, sujet tellement universel. Et pour préciser ma pensée, ce n’est ni musique, ni peinture, mais un poème, parfois doux, parfois brûlant. J’irai jusqu’à comparer Lenz, en tout cas sa tentative d’illustrer de l’intérieur ce qu’est l’âme d’un créateur, à Infernode Strindberg.
Pour conclure, j’ajouterais que ces courtes pages forment des espèces de poupées russes : Lenz englobé par le pasteur Oberlin, lui-même englobé par Büchner, et en dernier lieu par le traducteur français qui, lui aussi, probablement, a réfléchi à ce message droit et profond de l’énigme de créer. Se pourrait-il que cette leçon de littérature ici, se compare avec les lettres de Rilke à Franz Xaver Kappus ? Toujours est-il qu’avec Lenz nous sommes dans la présence, dans l’émanation d’un artiste.
Didier Ayres
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