Lecture d'un chef-d'oeuvre : Look Homeward, Angel de Thomas Wolfe, par Léon-Marc Levy
Look Homeward, Angel, Thomas Wolfe, éd. Bartillat, août 2017, trad. américain Pierre Singer, 585 pages, 22 €
Entrer dans ce roman ressemble à une entrée dans l’Océan. L’immensité de l’univers de Wolfe, les flux et reflux incessants de son écriture, l’absence d’apaisement comme dans les vents et marées de la haute mer, nous font rapidement renoncer aux bonaces des ports. Le lecteur est emporté, submergé, au bord de la noyade parfois, tant le style de Thomas Wolfe approche du déferlement des vagues. On sait de l’auteur qu’il se tuera à la tâche – à 38 ans – et, en lisant son premier roman on se dit qu’il ne pouvait en être autrement.
L’épigraphe sublime du roman est en soi un parfait avant-goût, une sorte d’annonciation. L’auteur se transforme en prophète de ses propres souvenirs douloureux.
« … Une pierre, une feuille, une porte introuvable ; une pierre, une feuille, une porte. Et tous les visages oubliés.
Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère ; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette terre.
Qui d’entre nous a connu son frère ? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est resté à jamais prisonnier de sa prison ? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul ?
Oh, déserts où l’on se perd dans les brûlants labyrinthes, parmi les étoiles qui brillent, perdus sur cette terre de cendre grise et terne, perdus ! Muets devant nos souvenirs, nous cherchons le grand langage oublié, le bout du chemin perdu qui mène au ciel, une pierre, une feuille, une porte introuvable. Où ? Quand ?
Oh, esprit perdu, meurtri par le vent, reviens ».
Dans les turbulences de cette folle écriture, le lecteur goûte à tous les affects d’une vie, celle de la famille – tribu ? – Gant, nichée dans une petite ville du Sud des USA. Le caractère autobiographique de ce roman est évident et Thomas Wolfe trouve son double en la personne du plus jeune des enfants, Eugene. Au cœur de la folie de sa tribu, Eugene va trouver, difficilement, son chemin de vie. Entre une mère avide de biens matériels et peu aimante – enfin, parfois –, un père – ô le père ! – généreux, attachant, mais complètement fou et alcoolique, des frères aux chemins erratiques et douloureux, une sœur enfin, attentive et douce, Eugene va creuser son sillon. Il y a de l’amour dans cette famille. Il y a de la haine. Il y a de la gratitude. Il y a de la rancœur.
Thomas Wolfe nous écrase dans les vagues de ces affects. On a l’impression parfois que son flot urgent d’écriture hésite. Qu’il hésite lui aussi. Quelle voie emprunter dans cette page, dans ce chapitre, les choses s’arrangent ? Elles vont au bout du mal ? Sans cesse Wolfe nous offre des hypothèses, des portes possibles ; comme dans la vie, où rien n’est jamais rectiligne, jamais définitif, où le mal guette sans cesse, même dans les moments de bonheur. Alors le lecteur s’afflige, s’étonne, sourit (rit même souvent), souffre parfois d’une vraie douleur, celle que seuls les grands écrivains sont capables de faire sentir.
L’enfance d’Eugene se situe entre deux morts affreuses. Celles de deux frères, jumeaux, emportés par le même destin de souffrance et de mort précoce. L’une ouvre le roman, Eugene est un petit enfant, l’autre le ferme, Eugene alors devient un homme. Etrange moment initiatique que cette jeunesse au sein des remous permanents, des maelstroms ahurissants de la gent gantienne.
Dans cette petite ville du Sud, qui ressemble tant à celles que, quelques années plus tard, William Faulkner fera vivre. Ce Sud mythique, poisseux, sublime, inquiétant. Et l’art passionné de Wolfe pour les parfums et les mets.
« Il se rappelait aussi les odeurs du marché français, le parfum pénétrant du café qu’il y buvait et la gaieté exotique de la cité – les théâtres, le bruit des marteaux et des scies, la foule en fête. […] Leur cuisinière était une vieille négresse qui ne parlait que le français et revenait du marché, tôt le matin, avec un énorme panier rempli de légumes, de fruits tropicaux, de volailles, de viandes. Elle préparait des plats étranges et délicieux qu’il n’avait jamais encore goûtés – du gumbo épais, des steaks garnis, des poulets en sauce.
Et il contemplait le gigantesque serpent jaune du fleuve, rêvait aux régions lointaines qu’il traversait, aux myriades d’estuaires couverts de végétation tropicale, dont il longeait les rives, toute la vie romanesque des plantations et des champs de canne qui longeaient son cours ; il rêvait aux clairs de lune, aux négros dansant sur la digue, au grand bateau à aubes glissant majestueusement, tout illuminé, sur les eaux dorées, et à la peau parfumée de femmes aux cheveux noirs, apparitions célestes sous la voûte spectrale des arbres ».
Thomas Wolfe nous parle de l’éblouissement d’une enfance, des blessures aussi, ineffaçables, autour desquelles se forge un homme. Construit comme une tragédie, ce roman raconte le mouvement de l’inévitable, la marche inexorable du destin, celui d’Eugène, de Gant, de la bande des frères, d’Helen, d’Eliza – êtres erratiques, improbables, presque impalpables.
« C’est la Fatalité qui fait que nous sommes tous des fantômes aux yeux des autres et que nous sommes notre seule réalité ».
Le prototype du fantôme, de l’être impalpable, est, chez Wolfe comme chez tous les écrivains du Sud du XXème siècle – à l’exception de Carson McCullers – le Noir. Présent partout dans ce roman, dans les demeures et les cités, mais comme une ombre dans un théâtre d’ombres, comme un élément nécessaire d’un décor, comme un être sans être. Eugène va dans le quartier noir comme on va au spectacle de marionnettes, projeter sa solitude sur des silhouettes à peine entrevues.
« Il ne pouvait plus se passer des nègres ; ils l’obsédaient. Il passait ses journées après l’école à parcourir fiévreusement cette ruche alvéolée qu’était la Ville Nègre. La pestilence du quartier dont les eaux d’égout se déversaient en un flot brun et bourbeux sur un lit de galets élimés, l’odeur des feux de bois et de lessive bouillant dans une cuve de fer battu noire, le rythme sourd de jungle au crépuscule, les silhouettes qui se glissaient, tombaient et disparaissaient, accompagnées d’une orchestration pétillante et assourdie. Gras chapelets de jurons, friture grésillante où baigne le poisson, nasillement triste et alangui d’un banjo, bruit de pas lourds qui s’éloignent : voix nilotiques, pleurant sur leur rivière, et la lumière graisseuse de quatre mille lampes fumeuses, dans les cabanes et les logements ».
Look homeward, Angel est l’un des plus vastes romans de la littérature du Sud. Il est la source incontestable de Carson McCullers, de Walker Percy, de Shelby Foote. C’est un monument littéraire dont la lecture constitue un moment de fascination absolue, une traversée hallucinée de la saga des Gant.
Inoubliable.
Léon-Marc Levy
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