Le Voyage de Shakespeare, Léon Daudet
Le Voyage de Shakespeare, mars 2016, 360 pages, 0 €
Ecrivain(s): Léon Daudet Edition: Grasset
Et maintenant, aux querelles ! comme disait Céline. Oui, Léon Daudet (1867-1942) est un infâme antisémite, antidreyfusard de la première heure ; oui aussi, il fut un polémiste rabique pour L’Action Française ; oui encore, il fut admiratif du fascisme italien – mais consterné par la victoire allemande de 1940, lui le patriote antigermanique. Oui à tout cela, et donc oui à une réputation sulfureuse qui pourrait donner envie à certains de le vouer aux gémonies littéraires et à d’autres de le lire pour goûter un bien pauvre vertige. A ceci près que ce serait négliger un véritable talent littéraire, certes plus souvent qu’à son tour mis au service de causes déplorables, mais bel et bien existant – ce n’est pas pour rien que Marcel Proust lui dédie Le Côté de Guermantes.
La preuve avec Le Voyage de Shakespeare (1896), roman éblouissant que réédite en douce Grasset, qui en offre le fac-similé de sa première édition, chez Charpentier et Fasquelle, à l’achat de deux « Cahiers Rouges ». Cette réédition est la bienvenue pour les curieux littéraires, puisque ce roman n’existe plus qu’en bouquinerie, au mieux dans la collection Folio – mais caviardé. Pourquoi ce caviardage ? Parce qu’en plein milieu du récit, Shakespeare pénètre dans le ghetto juif d’Amsterdam et que Daudet se déchaîne sur quelques pages répugnantes dont voici un bref extrait pour faire comprendre :
« Rabbas était un type hideux de sa race. Ses longs cheveux grisonnants, huileux et collés en haut, bouclés en bas, entouraient une figure osseuse et plate où la saillie du nez était fantastique, où la bouche cerclée de rides s’ouvrait derrière une barbe de poils clairsemés, montrant des dents bleues, des filets d’une écume crémeuse. Il était vêtu de haillons troués et il puait une âpre macération de toutes les senteurs israélites ». Et ça continue de la sorte sur une dizaine de pages, avec une rage antisémite autorisant toutes les outrances. Ce sont ces pages que Folio avait caviardées et, même si on tolère difficilement qu’on touche à une œuvre (un bon et solide appareil critique semble préférable – on y reviendra), on peut le comprendre : parce que mis à part pour satisfaire les pulsions antidreyfusardes de Daudet, ces pages n’ont strictement aucun intérêt pour l’histoire en cours – le livre que ramènent du ghetto Shakespeare et ses deux acolytes (qui ne se privent d’aucun commentaire désobligeant en cours de visite) aurait pu être obtenu d’une autre façon, qui n’aurait rien changé à l’histoire.
Le regrettable, dans cette réédition quasi en catimini, c’est que Grasset fait l’impasse sur un accompagnement critique utile à double titre : d’abord expliquer ces pages comme un bubon sur le corps par ailleurs sain du roman, en contextualisant l’antisémitisme de Daudet, ensuite, et au moins aussi important, donner au lecteur des clés de lecture qui pourraient s’avérer utiles à la bonne compréhension du Voyage de Shakespeare. Car s’il y a bien un roman à clés, un roman que l’on goûte et apprécie mais où l’on sent bien que l’auteur veut en dire plus que ce qui est écrit, c’est celui-ci. En effet, Léon Daudet s’inspire d’un vide dans la biographie de Shakespeare, un vide qui devait être encore plus important à la fin du XIXe siècle qu’il ne l’est aujourd’hui : celui des années 1580. Pour combler ce vide, Daudet imagine qu’en 1584, un jeune poète de vingt ans embarque à Douvres, « à destination de Rotterdam », et lui fait traverser l’Europe du Nord en pleines guerres de religion, pour finalement l’amener à Copenhague, puis à Elseneur, où se produit une magnifique et véritable épiphanie artistique.
En cours de route, dans une Europe ravagée par les Gueux en vadrouille, Shakespeare fait des rencontres cruciales, discute de son art à venir (il ne s’envisage alors que comme poète) et des autres arts. Ce sont ces rencontres et ces discussions qui donnent toute sa valeur à un roman par ailleurs richement documenté, ne montrant de complaisance ni pour les protestants, ni pour les catholiques : Daudet fait traverser des villes et des campagnes meurtries à Shakespeare, lui fait poser un regard curieux sur tout ce qu’il voit (en ce compris une scène d’exécution publique d’une horreur consommée – le Dieu et nous seuls pouvons de Michel Folco semble fade à côté de ces quelques pages qui n’épargnent rien au lecteur, non par complaisance morbide, mais pour montrer un Shakespeare apprenant des leçons de la vie et de ce voyage en particulier), et montrer sa réflexion, les subtiles et sublimes inflexions d’un esprit en cours de formation. Bien sûr, tout cela est fiction, puisque de celui qui se présente sous la plume de Daudet comme faisant « commerce de mots », seules les pièces ont subsisté – pas de poétique signée Shakespeare, pas de mémoires, rien. Nonobstant, Daudet fait penser son personnage avec justesse semble-t-il, comme le montre l’exemple suivant, au moment où il arrive à Rotterdam : « Quelquefois je suis dans l’allégresse, et j’assiste à de l’allégresse. Les impressions se surajoutent. Mais, si je suis dans la peine et que j’assiste à de l’allégresse, il y a pénétration des courants et bataille, puis c’est une onde de mélancolie. Et cet état, comme la solitude, rend apte à tout concevoir, parce qu’il mêle les deux langages de la joie et de la tristesse, dans lequel l’Homme, drame-comédie, est écrit. Un moulin tourne en moi, dont deux ailes sont lumineuses et deux sombres et qui, sans cesse, modifient mon ciel ».
Outre dans une représentation sans fard d’une Europe du Nord en pleines guerres de religion, avec toutes les tensions et dissimulations que cela suppose, ainsi que nombre de discours et discussions passionnants car nuancés, c’est bien là que se trouve le véritable propos de ce Voyage de Shakespeare: l’exploration d’un des plus grands esprits créatifs de l’Occident, son éclosion durant une traversée de l’Europe du Nord que permettent d’imaginer sa biographie et ses lacunes (du moins celles qui existaient encore à l’époque où Léon Daudet écrit), l’expansion infinie qu’il semble prendre au fil des rencontres et des hasards. En ce sens, ce roman est une pure réussite, écrit qu’il est de surcroît dans une langue et une syntaxe riches et d’une classique beauté – on comprend l’admiration de Proust à la lecture de ces quelque trois cent cinquante pages. Parmi lesquelles on en regrettera donc une grosse dizaine, qui pourraient rebuter, par leur antisémitisme délirant, d’éventuels lecteurs d’un roman par ailleurs magnifique de justesse.
Didier Smal
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