Le voleur de cadavres, Patricia Melo
Le Voleur de Cadavres. Trad. Du portugais (Brésil) par Sébastien Roy. 218 p. 19,80 €
Ecrivain(s): Patricia Melo Edition: Actes Noirs (Actes Sud)
Livre étrange et fort, bousculant tous les archétypes du roman noir, le voleur de cadavres interroge sur la frontière ténue qui sépare le bien et le mal chez des personnages pourtant bien « gentils », presque touchants d’humanité.
Première surprise, le cadre de l’histoire. Loin des villes grondantes, du bitume mouillé, des néons blafards et des truands. Le narrateur/héros de l’histoire a quitté la ville qu’il ne supportait plus, Sao Paulo, pour se reposer dans une sorte de paradis terrestre, le Pantanal, dans le Mato Grosso à l’ouest de Brésil. Paradis écologique qui constitue l’écosystème le plus dense de la planète, avec un réseau extraordinaire de cours d’eau et de lacs, des forêts somptueuses et une faune d’une richesse exceptionnelle.
Notre homme va à la pêche sur le fleuve Paraguay. Il fait un temps splendide. Tout est paisible. Soudain un petit avion se fait entendre, tombe dans le fleuve nez en avant, et se plante dans l’eau devant notre pêcheur ébahi.
« Je ne sais même pas très bien comment c’est arrivé. Soudain, une explosion, et l’avion a plongé dans la Paraguay, comme un martin-pêcheur ».
Il va aussitôt sur les lieux de l’accident et découvre dans la carcasse de l’avion le pilote encore vivant mais qui, dans la minute qui suit, expire. L’homme aperçoit alors un sac à dos en cuir accroché derrière le siège de pilotage. Il y trouve un paquet de plastique plein d’une poudre blanche qu’il reconnaît vite comme étant de la cocaïne. Il pense un instant porter ça à la police et déclarer l’accident. Mais la suite est rapide :
« A l’idée d’une montagne d’argent, il m’a fallu moins d’une minute pour prendre ma décision.
Je ne sais plus qui a dit que l’homme ne reste pas honnête très longtemps quand il se retrouve tout seul, mais c’est la stricte vérité.
Tant que j’y étais, j’ai aussi retiré la montre du poignet du pilote et j’ai foutu le camp. »
Commence alors la dérive d’un homme dans la bassesse ordinaire des sentiments. Il fait ainsi sauter l’une après l’autre les frontières du bien, s’enfonçant, presqu’innocemment dans les eaux glauques d’une immoralité nauséeuse qui, comme il se doit, se trouve toutes les excuses les plus viles :
« Qu’est-ce que ça faisait si j’avais abandonné le cadavre dans le fleuve ? J’ai tué personne, à vous. Même si j’avais extirpé le gars de l’avion et si je l’avais porté sur mon dos jusqu’à la ville, cela n’aurait rien changé. Il serait mort de toute façon. On mourra tous un jour. Qu’est-ce que cela pouvait bien faire si j’avais piqué la cocaïne ? Qu’on me lance la première pierre, à vous. On a tous volé quelque chose, à un moment ou à un autre. Presque tous. Au moins une fois. Ou on volera. Le Brésil est plein de salauds, voilà la vérité. »
Toutes les paroles rapportées du narrateur – étonnante situation d’élocution puisqu’elles sont rapportées par lui-même – sont ponctuées immanquablement de l’expression « à vous » comme on peut le voir dans la citation précédente. Au début on est surpris, pourquoi ce tic de langage ? Et puis très vite on comprend. Il s’agit d’une mise à distance qui vient figer la schize du sujet : le « bon » ne veut rien savoir du « méchant » dans le personnage. Comme il a été naguère téléphoniste pour une entreprise de démarchage commerciale, il a gardé ce « à vous » comme s’il passait la parole en lui à quelqu’un d’autre. Cohabitation, finalement ordinaire, du bien et du mal en un être.
Seule la conscience revient sans cesse avec la rigidité de l’exigence morale.
« Je ne trouvais plus le repos. De jour, l’indignation, et de nuit, les cauchemars, (…) C’était en plein vol que je me réveillais, avec le vertige de l’altitude. Ou de la chute, je ne me rappelle pas bien. »
Et, en compagnie de Sulamita, il ira encore plus loin dans la vrille de l’immoralité.
C’est un livre singulier et séduisant que nous offre là Patricia Melo. Avec, presqu’en fin de roman un salut symbolique à ce qui a été sans doute la source d’inspiration :
« C’était une histoire sordide, de gens immoraux, qui étouffaient des mendiants et puis vendaient leurs corps aux universités. Mais ces crimes sordides, a-t-elle dit, avaient un but noble, qui était la science et le progrès. C’était une histoire, a-t-elle continué, de R. L. Stevenson, qui s’intitulait Le Voleur de cadavres. »
Leon-Marc Levy
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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