Le vieillard et le premier cahier, par Kamel Daoud
« … Le pays se déchire comme un vieux journal. Je regarde et je tente de rassembler les morceaux pour comprendre, mais je n’y arrive pas ! La météo se mêle au blé, un général parle pendant qu’on distribue des logements, une réforme est annoncée alors que la pluie n’est pas tombée. C’est chacun dans son coin. Comme s’il ne restait du lien du sang que les martyrs d’autrefois. C’est épars, dans le vent mais sans le sens. Comme mon corps : je sais que je glisse vers la tombe en froissant ma peau par la vieillesse, mais le monde m’apparaît comme un jeu de cartes éparpillées. Il y a sûrement une règle de jeu. Mais je l’ai oubliée à la naissance, je crois. Comme tout le monde.
C’est alors qu’on me sort une chaise et qu’on me met au soleil vers 11h dans la petite cour de la maison au village. C’est un moment de bonheur que de sentir le soleil et de regarder les avions minuscules quand ils passent dans le ciel bleu et tracent un trait de fumée blanche. J’imagine les vies dedans, leurs buts laborieux, tout le tintamarre des préoccupations et des peurs, la galaxie des objets qu’on a tous dans la tête et les poches et les sacs et qui nous suivent et nourrissent leur nécessité de nos désirs.
Puis je baisse la tête vers les deux orangers de la maison et j’essaye de faire comme eux. Etre immobile et sans prénom. Sans mots dans la tête, juste de la sève qui participe à un mûrissement et des fils de poteaux d’une impression à l’autre. Faire le vide et rien d’autre. Les enfants d’alentours me regardent avec curiosité, je crois. Je ne suis pas dupe et je sais lire : l’instinct du nouveau-né au monde comprend facilement que je suis le spectacle récalcitrant d’un départ. Ce sont deux portes qui se font face, moi et eux. L’une fermée et l’autre entrouverte, déjà. Je les soupçonne de me regarder comme un intrus dans leur monde qui est éternel vu de leur côté. Les enfants ont l’instinct dur et si peu charitable. Ils sont la vie mais avec des dents nouvelles. Je me détourne doucement pour me faire oublier par leurs mâchoires muettes. Je m’immobilise pour me confondre avec un mur ; peut-être que le temps passera plus lentement quand on se fait passer pour une pierre. Je n’ai pas peur de disparaître. C’est juste que je veux comprendre, avant.
Partir avec quelque chose de solide dans la valise. Je soupçonne quelque chose comme une harmonie quand j’essaye de lier le vol d’oiseau, la branche de l’arbre, un éternuement et la semi-nudité du présage. Quelque chose semble être au bout de la langue d’une langue inconnue, en quelque sorte. La vanité me pousse à attendre ou distinguer la confusion d’un nouvel alphabet dans le hasard des nuages. Mais cela passe vite et se désagrège. Alors je tombe dans la somnolence. On finit par me faire entrer moi et la chaise.
Ah oui, j’ai oublié : c’est mon père qui m’a appris à écrire. Il est mort il y a longtemps. Je ne sais pas pourquoi je m’en souviens quand je regarde les vitres avec ma buée, à chaque fois. Je le dis juste comme ça ; peut-être que cela n’a pas de sens ».
Kamel Daoud
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