Le Triomphe de la nuit + Grain de grenade, Edith Wharton (par François Baillon)
Le Triomphe de la nuit + Grain de grenade, Edith Wharton, Éditions Joëlle Losfeld, trad. anglais, Florence Lévy-Paoloni, 408 pages (2 volumes)
Ecrivain(s): Edith Wharton Edition: Joelle Losfeld
Entre 1902 et 1937, Edith Wharton a écrit plusieurs histoires de fantômes, qui seront réunies dans un volume intitulé Ghosts, paru peu de temps après la mort de la nouvelliste. Ce recueil sera traduit pour la première fois en français grâce aux Éditions Terrain Vague, entre 1989 et 1990, sous la forme de deux volumes qui font l’objet de notre article.
« Ce n’est pas de couloirs sonores ou de portes dissimulées derrière des tentures dont a besoin un fantôme, mais de continuité et de silence » (préface d’Edith Wharton). En cette première moitié du vingtième siècle, les évolutions techniques rendent les gens imaginatifs moins réceptifs à l’apparition de fantômes. Moins réceptifs ? Reste à déterminer de quel genre de fantôme on parle. Car ne s’agirait-il pas plutôt d’une perception propre à un esprit singulier – souvent terre à terre, d’ailleurs ? Ne s’agit-il pas d’une intuition, encore indéterminée, et pourtant obsédante ?
Les personnages d’Alice Hartley, dans La cloche de la femme de chambre, ou de Sara Clayburn, dans Le jour des Morts, sont des exemples de ce type d’esprit assuré de la concrétude de son environnement, de ses marques physiques et plausibles. Mais c’est justement et probablement parce qu’elles sont prédisposées à tout pragmatisme que ce qui leur advient est d’autant plus saisissant et troublant.
À ce titre, il faut revenir – entre autres choses, car l’ensemble de ces nouvelles est brillant dans son approche – sur l’atmosphère extraordinairement restituée par l’auteure de la solitude de Sara Clayburn. Elle fait littéralement du silence un personnage à part entière, plus présent que n’importe quelle silhouette égarée sur le plancher d’un palier : « Elle était certaine que la proximité d’un autre être humain, aussi muet et secret fût-il, aurait provoqué une faille légère dans la texture de ce silence, l’aurait fêlé comme une plaque de verre contre laquelle on lance un caillou… ». La blessure de la protagoniste et la neige abondante qui entoure sa maison ajoutent à la sensation que la mort lui donne un avant-goût de son accueil. Cela pourra-t-il rester un avant-goût ?
Edith Wharton, grande observatrice de ce genre étrange et complexe qu’est l’humain, a parfaitement compris que nos fantômes principaux résident dans notre crainte profonde de la mort. Ainsi, à quel degré peut-on évaluer la présence de notre imagination face à la présence d’hypothétiques « restes » d’âmes humaines, disséminés dans les recoins d’un couloir, ou même, qu’on ne peut parfois pas situer ? Suivant cette interrogation, la nouvelliste sait aussi faire montre d’humour à l’occasion, notamment dans Miss Mary Pask et Le Miroir. Pour autant, même quand on cherche à se faire soi-même fantôme pour le simple goût du jeu, la mort reste maîtresse de la partie, et la crainte persiste et dure chez les vivants – ces vivants qui ne semblent jamais très loin de la folie en pareil cas (toujours dans Le Miroir).
À l’intérieur même de ces décors idéaux, si ce n’est classiques, pour l’émergence des fantômes, ou plutôt pour l’émergence des peurs (des maisons isolées, éloignées de la civilisation, un vent sifflant et épuisant, les côtes d’une mer qui rugit, une nuit sans étoiles…), Edith Wharton explore admirablement les faiblesses ou les forces de nos sensibilités, et ménage avec tout autant de maîtrise le mystère et les questions suspendues. Pourquoi, en effet, la lettre d’un expéditeur inconnu est-elle si peu lisible et indistincte, malgré le fait qu’elle soit placée sous l’éclairage direct d’une lampe ? (Grain de grenade). Et comment se fait-il que ce visiteur, projetant d’acheter un domaine qui n’est plus habité, parvienne à voir venir à lui cinq chiens, au regard avertisseur et au silence inhabituel ? On soulignera d’ailleurs l’originalité d’avoir convoqué l’âme d’animaux domestiques plutôt que celle d’êtres humains, dans cette autre grande nouvelle : Kerfol.
Si l’on a déjà tous pénétré dans ces lieux qui semblent, même vides, plus « habités » que d’autres, sans doute en raison de l’histoire qu’ils renferment, Edith Wharton nous dit ici que la source figure souvent dans l’intensité d’une histoire d’amour contrariée, d’une déception irrémédiable, d’une solitude qui n’a jamais pu trouver son apaisement. Et dans tous les cas, comme dans les meilleurs récits, aucune réponse, supposant résoudre le problème entier, n’est donnée, aucune vérité finale n’est assénée. L’humilité est encore et toujours le sentiment qui prévaut, malgré soi ou contre soi, face à la proximité de la mort.
On ne peut que découvrir ou redécouvrir ces deux recueils d’Edith Wharton, a fortiori si l’on est amateur de ces surgissements inexpliqués.
François Baillon
Edith Wharton (1862-1937), née à New York, a passé la deuxième partie de sa vie en France, entre Paris, Saint-Brice-sous-Forêt et Hyères, et devient l’amie de Paul Bourget, André Gide ou Henry James, entre autres grands noms de l’époque. Écrivain prolifique, on lui doit : The House of Mirth ; Ethan Frome ; ou encore Old New York. Elle est la première femme de lettres à remporter le Prix Pulitzer pour The Age of Innocence en 1921.
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