Le trésor des humbles de Maurice Maeterlinck : une poésie de l’occulte. (par Sophie Galabru)
Le trésor des humbles, Maurice Maeterlinck
Edition: Grasset
Prix Nobel de littérature 1911, Maeterlinck est notamment l’auteur du Trésor des humbles où il se fait poète de l’occulte. Paru en 1896, l’année de la mort de Verlaine, la prose poétique de Maeterlinck est encore d’un langage symboliste, tout en s’en dégageant déjà. Témoin des énigmes, Maeterlinck lie l’infini et le fini, la mort et le sens, les évènements et leur vérité, notre ignorance et le secret de nos lignes de vie. Poète d’un monde invisible, cet écrivain belge écrit avec une conviction spirituelle : « Nous vivons à côté de notre véritable vie et nous sentons que nos pensées les plus intimes et les plus profondes ne nous regardent pas, que nous sommes autre chose que nos pensées et nos rêves » (p. 47). Nous ne pouvons donc pas comprendre Maeterlinck si nous n'acceptons pas l'idée selon laquelle « c’est par distraction que nous vivons nous mêmes » (ibid). Certain que de nous détenons plus de vérités que nous l’imaginons, l'auteur s’essaye à décrypter la vie souterraine et aérienne de nos âmes ; celle que l'on vit en toute absence à soi.
Penseur de l’au-delà, il s’agit pourtant d’un « mystique sans religion, un dilettante de l’occulte » comme l’affirme Patrick McGuinness dans sa préface. La parole de Maeterlinck est belle tant par l’agencement envoutant de sa prose que par son art d’élever les questions et les mystères de l’existence, par cet encouragement à parler un autre langage que celui de la pensée consciente. Mais si nous détenons « l’instinct des vérités surhumaines » (p. 20), seul le silence entre deux êtres leur offre cet échange crucial des vérités. Il y a, en effet, chez Maeterlinck, un postulat sur la parole qui la contrarie : la parole, « art de cacher la pensée » (p.19) n’est pas d’une puissance aussi grande et aussi révélatrice que le silence. Le silence est cette zone où se joue la vie authentique, où les âmes se rencontrent et se pèsent. L’auteur lui-même confesse que malgré son effort d’écriture, « il restera toujours [entre nous] une vérité qui n’est pas dite, qu’on n’a même pas l’idée de dire, et cependant cette vérité qui n’a pas eu de voix aura seule vécu un instant entre nous, et nous n’avons pas pu songer à autre chose » (p. 26). Le sens de notre existence spirituelle, plus haut que la vérité verbale, n’aurait donc lieu que dans cette absence à nous-mêmes, que garantit le silence. Maeterlinck est pourtant contraint à une parole d’argent. Et s’il ne peut finalement qu’évoquer ces vérités sur l’amour, les rencontres, la mort et nous avertir des conditions par lesquelles ces vérités se révèlent à nous, ses lignes mystiques et étranges portent une puissance métaphysique et poétique incontestable.
Ce petit ouvrage se veut donc une initiation à l’ailleurs dans l’ici-bas, à l’apprentissage des liens secrets qui nous relient à l’univers, aux rapports invisibles et néanmoins accessibles et révélés par la grâce du quotidien et des autres. Inspiré par Emerson, Novalis et Ruysbroeck, Maeterlinck consacre quelques chapitres à ces penseurs de la transcendance. Lui Maeterlinck, se veut poète, prophète sans religion, traducteur des silences et des regards humains, archéologue du spirituel. Il aurait pu rejoindre la psychanalyse naissante – « L’année de la parution du Trésor des humbles, Freud utilise pour la première fois le terme de ‘‘psychanalyse’’ » rappelle P. McGuinness –, mais il a préféré l’occulte au refoulé : fasciné par la face nocturne des actions et des dialogues diurnes, il traque les liens de la conscience au subconscient. La prose de Maeterlinck donne ainsi la voix à l’inconscient métaphysique, voire mystique. Il n’est pourtant ni un idéaliste ni un croyant de la première heure : agnostique, il pressent un arrière-monde car « ceux qui ne croient en aucun dieu aussi bien que les autres n’agissent pas en eux-mêmes comme s’ils étaient sûrs d’être seuls » (p. 54) et tous, nous sommes tous pris dans ce dialogue « solennel et ininterrompu de l’être et de sa destinée » (p.117).
Comprendre sans savoir, sentir sans voir, entendre sans parler, l’écrivain belge adepte des paradoxes, y voit le grand langage de la vie des esprits. En dépit de son irrationalisme, sa pensée demeure d’un style profondément élégant, simple et clair. Si P. McGuinness peut encore dire de lui qu’il fut un dramaturge « de l’anti-théâtre » parce qu’il cherchait à concilier la représentation avec son interruption (attente, inaction, suspens, discours sans but), nous pouvons dire, pour notre part, qu'il est un philosophe de l’occulte. Il donne à notre intuition des tremplins pour s’élever, en-deçà de ce tournant par où l’expérience devient humaine – selon Bergson. Maeterlinck était non pas un prophète mais bien un poète, c’est-à-dire un espérant plutôt qu’un croyant, un témoin des mystères plutôt qu’un envoyé du divin.
Sophie Galabru
À propos de l'auteur
Né le 29 août 1862 à Gand en Belgique, il meurt le 6 mai 1949 à Nice. Figure du symbolisme belge, il est devenu célèbre grâce à son mélodrame Pelléas et Mélisande (1892) mais encore son essai inspiré par la biologie La vie des abeilles (1901). Il est également l’auteur d’essais mystiques tels que La sagesse et la destinée (1898), Le grand secret (1921), Avant le grand silence (1934).
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