Le traître de sa mère !
Mais par un jour, j’ai constaté que la langue de Yemma n’est pas tout le ciel d’Allah ! Le transistor radio allumé, diffusant le journal d’informations et autres choses obscures ! j’écoutais, et je ne comprenais rien ! Mon frère aîné, le nez dans un livre, m’a poussé vers une autre envie d’évasion. Jeté dans une école, j’ai appris une autre chose. Une autre langue, que ma mère ne comprenait point ! Ne déchiffrait rien. Dans mes cahiers, mes livres, je me sens tout seul ! Sans ma mère ! Je commence une évasion dont ma mère n’est pas l’actrice, ni l’observatrice, ni la contrôleuse ! Malika, elle aussi s’éloigne !
J’avance d’un pas dans la langue des cahiers, la langue arabe classique, pour reculer de deux dans la langue de ma mère. Je perds l’écoute ! Je perds le conte ! Je perds ma mère ! Je perds Malika ! Je lisais les livres dans une langue étrange pour moi et étrangère à ma mère !
La route des épices :
Puis, un jour, un autre jour, le nez dans les Mouallakat (la poésie antéislamique) ou diwan El-Mutanabbi, mon père pointa à ma tête, sur un ton impérial, m’adressa l’expression suivante : arrête cet arabe. Il ne te servira à rien.
Fais autre chose ! Seul devant une question qui ressemble à un océan ! Et je commence une autre évasion.
Cette fois-ci dans le français ! Encore des livres ! Encore de la poésie, sans ma mère et sans Malika ! Mon évasion commença par La chèvre de M. Seguin !
Et je me trouve entre la chèvre et le loup ! Au fur et à mesure que je m’embarque dans cette nouvelle langue, la lecture devient mon évasion.
Et ma mère s’éloigne, et Malika aussi. Elles se trouvent à deux langues de distance ! C’est comme sur deux planètes !
La route de Tariq Ibn Ziyad :
Au collège, j’étais chanceux. J’ai eu comme professeur l’abbé Alfred Beringuer, un Algérien exceptionnel. Celui qui, en pleine guerre de Libération, écrivait : « Prions pour que la France mette un terme aux souffrances des Algériens ! Prions pour le triomphe de la liberté, prions pour la victoire des combattants algériens ! » Il m’enseignait une autre langue : l’espagnol. Une autre évasion. La langue espagnole est séductrice ! Je voulais, à travers cette langue, partir sur les traces du Berbère Tariq Ibn Ziyad. Je cherchais la réponse à une question : pourquoi est-ce que les historiens européens nomment-ils Tariq Ibn Ziyad « Le Borgne » ? Et pourtant, il n’était ni borgne ni louche ! Mais en partant à la recherche de ce « Borgne » qui n’est pas borgne, je me suis trouvé en compagnie de Cervantès, puis Lorca et Marquez et Borges et les autres… Une autre langue cache la silhouette de Malika !
Le vertige du traître :
Et parce que je suis le fils de sa mère ! Après avoir essayé l’évasion à travers trois langues : l’arabe de l’école et d’El-Mutanabbi, le français de Zola et de la chèvre de M. Seguin, l’espagnol de Lorca et de Borges, je me suis rendu compte que seule la langue de ma mère était libératrice. Etait capable de couvrir tout le ciel d’Allah !
Et quand j’ai essayé de réaliser une dernière évasion en retournant dans mon village, dans la langue de Yemma, dans le lit de Malika, j’ai constaté que j’avais un morceau de bois dans ma bouche. Incapable de m’évader, une deuxième fois, dans la langue de Yemma et dans l’amour de Malika. Donc, je ne suis que le traître de sa mère !
Amin Zaoui
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