Le train d’Erlingen, Boualem Sansal, et un entretien avec l'auteur (par Nadia Agsous)
La locomotive de l’apocalypse
Ute Von Ebert, une riche héritièreà la tête de « l’un des plus grands empires financiers et industriels du monde depuis 2 siècles », habite la ville d’Erlingen en Allemagne. Alors que la ville est plongée dans un marasme total ; pendant que la population d’Erlingen a sombré dans une hystérie paralysante, Ute écrit des lettres à sa fille Hannah qui vit à Londres. La vision du monde qu’elle décrit est sombre et profondément pessimiste. L’incertitude et l’attente d’un hypothétique train semblent rythmer le désespoir de la population d’Erlingen.
En France, dans le département du neuf trois, en Seine-Saint-Denis, Léa écrit à « sa maman chérie qui est au ciel ». Elisabeth Potier, professeure d’histoire à la retraite, est décédée à la suite d’une attaque, dans le métro, par quatre jeunes islamistes. Léa qui réside à Londres achève le roman commencé par sa mère.
Dans le nouveau roman de Boualem Sansal, tout et tout le monde se métamorphose. Le mystère nimbe chaque recoin de cette histoire qui, par sa trame narrative, étonne, énerve, questionne, déstabilise et « donne à réfléchir ». Des fantômes hantent l’univers romanesque infecté d’ombres sournoises qui ont envahi le monde.
Si à travers l’histoire de Ute Von Ebert, d’Elisabeth Potier, et de leurs deux filles, Hannah et Léa, Boualem Sansal propose un récit réaliste et pessimiste, iln’en demeure pas moinsque la fin du roman fait apparaître dans le ciel trouble et nuageux de l’univers créé par le romancier une belle éclaircie. Le plus dur et le plus important à réaliser durant ce bref instant d’embellie est de convaincre les lectrices et les lecteurs de se « convertir à la religion de l’ermite Walden (David Henry Thoreau) » qui préconise « l’amour de la nature comme foyer d’accomplissement de l’humanité ».
Entretien avec Boualem Sansal
Nadia Agsous : Boualem Sansal, vous récidivez. « Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu » est le troisième livre que vous consacrez à la menace de l’islamisme qui guette l’Europe. Qu’est-ce qui a motivé une troisième publication sur ce sujet ? Qu’est-ce quidistingue ce livre des deux précédents (« Gouverner au nom d’Allah », essai, et « 2084 La fin du monde », roman qui prend la forme d’une dystopie) ?
Boualem Sansal : Dès le départ, mon projet était d’écrire une trilogie autour des problématiques de l’islam et de l’islamisme. Gouverner au nom d’Allah est un essai dans lequel je décris succinctement ces problématiques : la Nahda de l’islam, l’islamisation, l’islamisme, la conquête du pouvoir par l’islamisme, l’instrumentalisation de l’islam par les pouvoirs arabes, etc. Dans Le train d’Erlingen, je décris un mode particulier de la conquête du monde par l’islamisme que j’appelle la stratégie de l’encerclement et de l’étouffement, ce qu’on voit bien dans plusieurs banlieues françaises. Dans Soumission, Houellebecq en décrit un autre, celui de la conquête du pouvoir par la démocratie, par des élections. Et dans 2084 La fin du monde, je décris ce que serait le monde s’il était gouverné par l’islamisme.
Avec cette trilogie, j’ai dit tout ce que j’avais à dire sur cette problématique aujourd’hui planétaire. Mes prochains livres porteront sur d’autres sujets.
N. Agsous : Votre roman critique aussi bien l’islamisme que la mondialisation. Quels liens établissez-vous entre ces deux phénomènes planétaires ?
B. Sansal : Mon roman critique tout, l’islamisme, la mondialisation, le capitalisme, l’attentisme, la culture de la peur, l’ignorance, etc., bref tout ce qui met l’homme en situation d’infériorité et le pousse à attendre le secours d’un autre que lui-même. Se défendre et défendre sa liberté, c’est ça le sens premier de la vie. La mondialisation repose sur le fait que les hommes soient dessaisis de leur autonomie en tant qu’individus et en tant que peuple et s’en remettent sans résistance aucune aux lois du marché et aux injonctions des banquiers. La religion fait de même, elle nous retire nos principales libertés, la liberté de conscience, la liberté d’expression et nous demande de nous soumettre comme des moutons aux ordres des prêtres.
N. Agsous : Vous citez L’ecclésiaste et vous écrivez : « Ce qui fut sera, ce qui s’est fait se refera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil ». De votre point de vue, nous vivons des faits historiques répétitifs. Quels sont les signes de répétition que l’histoire donne à voir ?
B. Sansal : Ainsi est l’histoire du monde. Elle a un double ressort, l’un qui pousse dans le sens du changement, vers le progrès, la liberté, vers l’humanisme, et l’autre qui pousse au conservatisme, à la soumission à un ordre magique ou religieux. Comme dans le mouvement du balancier, l’histoire va sans cesse d’un schéma à l’autre. Après plusieurs siècles d’émancipation, amorcée par les Lumières, qui ont mis le Progressisme à l’honneur dans le monde entier (en occident, dans les pays communistes, dans les pays dit du tiers-monde), le balancier repart vers le conservatisme, la religion, la dictature. Et le phénomène est planétaire. On le voit dans le monde musulman, en Russie, en Amérique, en Europe, en Afrique.
N. Agsous : « Chaque jour on nous dit que le train va arriver et chaque jour on nous dit que finalement il ne viendra pas », écrivez-vous au sujet de cet hypothétique train que tout le monde attend et qui n’arrive pas. Quelle est la fonction de ce train fantôme qui cristallise tous les espoirs ?
B. Sansal : Là aussi, on est devant un classique de la condition humaine : face à la menace, la tendance chez les hommes est de se lamenter et d’attendre du secours, espérant que quelqu’un quelque part prenne pitié d’eux et vienne les secourir. Le train il faut l’oublier, l’attitude digne est d’affronter le danger, ici et maintenant avec les moyens qu’on a. Si le secours vient, il est évidemment le bienvenu. En ce moment, tout le monde attend. Les gens attendent l’Etat, l’Etat attend l’Union européenne, qui attend la Communauté internationale qui attend le miracle ou Dieu. Ce train est quelque part la critique de la Mondialisation, qui nous condamne à rejeter nos problèmes sur les autres et à attendre d’eux les solutions.
N. Agsous : Dans votre livre, les femmes – mères et filles – jouent le rôle de personnages principaux. Elles sont lucides, clairvoyantes, intelligentes et prévoyantes. C’est par leurs voix que les lecteurs sont informés de la tragédie qui menace le monde. C’est par leurs yeux que sont mis à nu les systèmes désuets et défaillants qui mènent le monde à la faillite. De votre point de vue, quel pouvoir les femmes possèdent-elles pour sauver et changer le monde ?
B. Sansal : Le monde que nous avons sous les yeux a été façonné par les hommes aux cours des siècles et des millénaires. Le résultat est assez effrayant, et pis, rien n’incite à l’espoir. Dans ce monde d’hommes, les femmes ont été maintenues à l’écart. Mais voilà qu’elles commencent à s’affirmer, à s’autonomiser, à prendre une part de plus en plus grande dans la direction des affaires du monde. Et là, force est de le constater, elles font montre de qualités exceptionnelles dans la pensée et l’action. Le soft power des femmes laisse entrevoir la possibilité de gouverner le monde autrement, plus intelligemment, plus efficacement. Il faut accélérer ce processus, et dépasser les conservateurs et les religieux qui font de leur côté tout pour le freiner.
N. Agsous : Le thème de la métamorphose est prégnant tout au longde votre roman. Il revient comme un leitmotiv. La métamorphose est à la fois individuelle et collective. Elle est physique mais pas seulement. Comment cette métamorphose se manifeste-t-elle ? Quel impact sur le monde dans lequel nous vivons ?
B. Sansal :L’homme a libéré des phénomènes incontrôlés qui ont une action directe sur nos processus vitaux. Sous l’action de ces phénomènes, nous nous transformons, nous nous métamorphosons. On ne le voit pas toujours. Quel effet produiront sur nos cerveaux toutes ces ondes électromagnétiques (télé, radio, portable, satellite, radar…) qui traversent la planète en tous sens ? Quel effet produiront à la longue tous ces messages subliminaux portés par la publicité ? Et que dire des prêches incessants auxquels sont soumises des franges entières de la population ? Comment expliquer par exemple que des gens, des adultes ou des tout jeunes, décident subitement de s’armer et d’aller tuer des gens dans la rue, dans les écoles, dans une salle de spectacle ? Il semble que nul ne soit à l’abri de ces métamorphoses subites. Nous devons en tenir compte et étudier ce phénomène.
N. Agsous : Vous avez construit votre roman de manière originale. C’est un roman qui, par moments, prend l’allure d’un essai philosophique. Il est nimbé de suspense et de mystère qui incitent à aller jusqu’au bout de l’histoire. C’est un roman qui parle d’un roman qui est en cours d’écriture, d’un livre qui n’a pas encore été écrit. Qu’est-ce qui a motivé le choix de ce type de construction narrative ?
B. Sansal : C’est la nécessité. Comme dire simple ce qui est infiniment complexe. Sauf à vouloir faire de la petite vulgarisation pour des lecteurs supposés débiles, on est obligé d’user de moyens sophistiqués pour dire la complexité de ce monde.
Ce roman, qui semble centré sur l’islamisme, traite en fait de toutes les grandes menaces de notre époque, la mondialisation, le libéralisme, le capitalisme, la migration, les dictatures, la religion, les manipulations mentales, les métamorphoses biologiques, la politique politicienne, la ghettoïsation, le communautarisme, etc. Traiter de tout ça dans un roman de taille courante (200 à 300 pages) ne se pouvait pas avec des constructions narratives classiques. Le danger de ma démarche est que le lecteur peu informé, insuffisamment cultivé, perde pied dès les premières pages. J’ai fait ce que j’ai pu pour réduire ce risque mais est-ce suffisant ? Je ne sais pas, je n’ai pas assez de retours pour en juger. De toutes façons, le livre est fait, je ne peux le reprendre et le simplifier.
Entretien mené par Nadia Agsous
Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu, Boualem Sansal, Gallimard, août 2018, 256 pages, 20 €
Boualem Sansal est lauréat du prix international de la laïcité 2018 remis par le Comite Laïcité République à la mairie de Paris.
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