Le tigre blanc, Aravind Adiga
Le tigre blanc (The White Tiger), traduit de l’anglais par Annick le Goyat, 318 pages, 8,40 €
Ecrivain(s): Aravind Adiga Edition: 10/18
Balram, comme des millions de ses congénères, est né dans les Ténèbres, où règne la loi de la jungle, celle du plus fort.
Le plus fort, dans ces mondes obscurs, est le fils du plus fort, et son fils sera un jour, à son tour, le plus fort.
Parce que dans les Ténèbres, on est seigneur ou esclave, de naissance, de père en fils, depuis toujours, et pour toujours.
Balram est condamné, car telle est sa destinée, à vivre en esclave, à laver les pieds de ses maîtres, à accourir, l’échine courbée, à chacun de leurs impérieux appels, à ramper devant eux, et à les remercier d’avoir la bonté de les maltraiter…
Il peut arriver, exception confirmant la règle, que dans cet appareil fatal, dans ce broyeur infernal, s’introduise un humble grain de sable qui en perturbe le cours.
Durant la brève période au cours de laquelle Balram est autorisé à fréquenter l’école, un inspecteur remarque l’étoile d’intelligence qui scintille dans les yeux de l’enfant.
« Dans la jungle, quel est l’animal le plus rare ? Celui qui ne se présente qu’une fois par génération ? »
Je réfléchis un instant avant de répondre :
« Le tigre blanc.
– C’est ce que tu es, dans cette jungle-ci ».
Le tigre blanc est une autre espèce de seigneur (de saigneur), un solitaire, qui surgit là où personne ne l’attend puis qui se fond dans les fourrés et disparaît après avoir eu son content de sang.
Balram Halwai en est-il une incarnation ?
Balram est le narrateur, le tigre blanc, le héros et la victime de ce roman acide, acerbe, acéré, par lequel l’auteur dénonce dans ses détails les plus sordides la corruption généralisée qui encrasse les moindres rouages de la « plus grande démocratie du monde », tant dans la vie des plus misérables habitants du plus déshérité des hameaux les plus perdus dans le monde ténébreux de l’Inde rurale que dans celle des plus riches et des plus puissants personnages du monde lumineux des cités les plus indécemment rutilantes de l’autre Inde, l’Inde moderne, riche et prospère.
Mêlant confession et accusation, le réquisitoire est accablant, le jugement est sans appel : le pessimisme amer, fataliste, souvent rageur, de l’auteur quant à l’avenir de son pays donne au roman la tonalité du désespoir.
Du point de vue du narrateur, le pays n’a de démocratique que le nom. Les élections sont une joyeuse farce. Derrière les décors, sous les combles du théâtre, dans ses catacombes ténébreuses, des millions de figurants fantômes vivent une tragédie sans fin.
Il existe trois maladies majeures dans ce pays, monsieur : la typhoïde, le choléra et la fièvre électorale…
La réalité quotidienne, sociale, économique, politique, est fondée sur une relation généralisée, institutionnalisée, de domination-soumission, porteuse d’hypocrisie, de sournoiserie et d’ambiguïté, à laquelle nul ne semble pouvoir se soustraire.
Haïssons-nous nos maîtres derrière une façade d’amour, ou les aimons-nous derrière une façade de haine ?
Dans ce contexte, le seul moyen pour le zombie né, de sortir des Ténèbres, est le meurtre du maître. Paradoxalement, l’unique acte qui peut permettre à Balram d’exister en tant que personne l’oblige aussitôt, pour s’assurer l’impunité, à se défaire de son identité et à ne plus exister pour aucun de ceux qui l’ont connu.
Ce nouveau personnage, ayant de son passé fait table rase, se ménage une place de maître, incognito, en ayant recours, fatalement, à son tour, à la concussion et à la prévarication.
Car en ce cercle vicieux, ce n’est qu’ainsi que la boucle se boucle…
Patryck Froissart
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