Le Tigre Absence, Cristina Campo (par Marc Wetzel)
Le Tigre Absence, Cristina Campo, Arfuyen, octobre 2023, trad. italien, Monique Baccelli, édition bilingue, 132 pages, 15 €
Qui est Cristina Campo ? D’abord un pseudonyme (Vittoria Guerrini – 1923-1977 – en eut bien d’autres, qu’elle oubliait elle-même à mesure, mais celui-ci, qui n’était connu que de ceux qui méritaient de la lire, l’arrangeait au mieux) ; ensuite ce qu’on appelle de nos jours une pure « résiliente » (née avec une grave malformation cardiaque, qui l’empêche de courir, et même de crier ou d’aller à l’école, elle en profite, enfant, pour apprendre quatre ou cinq langues dans les livres de poésie de son chef d’orchestre de père, et devenir elle-même musicienne en l’écoutant inlassablement répéter, tout en vivant de multiples traductions qui ne lui coûtaient rien) ; enfin une poète à la fois extrêmement sophistiquée (on se moque avec raison de ceux qui prétendent bien la comprendre), et très simple et directe (comme dans ce poème célèbre, où elle s’adresse à ses parents morts récemment – années soixante – pour leur demander, avec une géniale naïveté, de… ne pas se contenter d’être morts, de faire de leur néant quelque chose qu’avec ou que dans l’être, on ne peut pas faire !). Plus précisément, la voilà séparée – à jamais – d’eux par celui qu’elle appelle le « Tigre Absence », puisque ceux qui lui ont appris à aimer le monde la déchirent d’en avoir disparu, poème délirant (supplier, comme elle fait là, des cadavres, et y amadouer un tigre sont actes aussi absurdes que travailler de l’eau, faire rire un scorpion, ou convaincre la foudre), et pourtant limpide et infiniment naturel :
« pro patre et matre
Hélas le Tigre,
Le Tigre Absence,
ô mes aimés,
a tout dévoré
de ce visage retourné
vers vous ! Seule la bouche
pure
encore
vous prie : de prier encore
pour que le Tigre,
le Tigre Absence,
ô mes aimés,
ne dévore pas la bouche
et la prière… » (p.75)
Sa poésie de jeunesse (des années cinquante) est l’autoportrait (déjà flamboyant, et détaché) d’une âme en peine (une âme, pour être humaine, doit vouloir faire quelque chose d’elle-même, et la sienne ne sait pas quoi). Des sortes de constats métaphysiques désabusés (et baroques) nous sont livrés : les âmes, écrit-elle, en savent spontanément aussi peu les unes sur les autres que les morts d’une même nécropole (p.15) ; l’amour devrait aider une âme à deviner l’horizon et forger l’avenir d’une autre (p.15), mais « Amour, aujourd’hui ton nom/ a échappé à mes lèvres/ comme à mon pied la dernière marche » (p.31) ; qu’est-ce qui peut et doit demeurer d’une âme, si aimer nous fait nous donner, si nos visages sont faits pour passer dans ceux des autres (p.19) et si une âme, qui fait vivre des représentations d’elle-même, ne distingue ainsi plus ses élans réels des « hypothèses » dont elle comble son « désert » ou des « images » dont elle habille son « obscurité » (p.21) ? Elle l’écrit explicitement : son effarante virtuosité intérieure rêve d’être enfin désarçonnée, cherche le chemin de Damas (et son ciel exclusif de « joie en croix ») pour, jetée enfin à terre, y apprendre les modalités vraies d’y devenir « pieuse », « joyeuse » et lucide (pp.31-33). Et rien n’est gagné : elle arrive à Chartres (p.43), et voici que les statues de la cathédrale sont blessées, les cloches (et même les lèvres des fidèles) se taisent, que corbeaux et vents prennent la direction du pèlerinage, que l’amour du Christ même a les « dents serrées », qu’elle ne consigne et interpelle du monument que « les meules vides de tes arches, sur l’Eure qui charrie la boue ». On ne sait déjà pas où peut aller une personne d’une telle intensité (ou une intuition d’une telle force), mais voici trois surprises.
La première est que sa religiosité (une conversion passionnée, et comme minutieuse, au catholicisme, qu’elle mâtinera d’éléments propres au culte oriental, comme le détaille l’impressionnant « Journal byzantin », pp.78-113) semble bien provenir de l’échec d’un mysticisme antérieur. Une expérience première (et artisanale) de l’infini, l’absolu, l’éternel, semble avoir explosé en vol, et sa poésie témoigne d’un retour désespéré, en un sens honteux, en un autre souverain, à la liturgie, aux icônes, à la ritualité la plus littérale (jusqu’à s’opposer, sans état d’âme, à Vatican II) de la vie christique. Elle a peu à peu préféré la lettre civilisée (et formelle) de l’âme chrétienne à son esprit sauvage (et errant). Cheminement rare, donc, et qui étonne : le mysticisme est premier (son esprit semble assez fort pour suspendre, en lui, la représentation, le discours, le jugement, accéder directement au Tout de la présence, en trouvant joie à cette suspension des médiations et compromis), puis il échoue et tombe (l’esprit qui suspendait tout cela se suspendait en réalité lui-même, et la folie, la terreur et l’insignifiance seules restaient en piste) ; qu’est-ce qui peut alors relever un esprit humain tombé ainsi de lui-même ? L’esprit de Dieu, seul (l’océan est le seul rescapé de tout naufrage). Mais à quelles conditions le fera-t-il ? Aux siennes ! La religion sera donc le remède à son mysticisme failli.
« car ici Dieu ne parle pas dans le vent,
Dieu ne parle pas dans le tonnerre :
il parle en un souffle léger
et de terreur on se voile la tête » (p.87)
Or toute religion, on le sait (et elle le sait, car elle a à peu près tout lu !) depuis Marx, est à la fois expression et rémission d’une détresse ; et, depuis Freud, protection infantile contre la contradiction insurmontable de la condition humaine, chapeautage surnaturel régressif de son invivable tension. Quelle tension ? C’est la deuxième surprise de cette œuvre : non la tension éprouvée et attendue entre corps et âme, mais celle, subtile et déconcertante, entre âme et esprit. La « lame mortelle », à l’enjeu ultime, concerne ici « la vivante, efficace séparation/ de l’esprit et de l’âme/ de la moelle et la jointure/ de la passion et de la parole » (p.105). Pourquoi cette dualité d’âme et esprit ? L’esprit est attention et détachement (comme objectivité logique, il traite du réel comme s’il l’était lui-même, se détachant ainsi méthodiquement de sa propre irréalité ; comme impartialité morale, il prête égale attention à toutes les demandes de réalité, traitant comme impersonnellement la sienne propre), alors que l’âme (qui est, pourtant, comme l’esprit, vie des représentations et sentiment des rapports) est attachement et engagement (l’âme est personnelle, puisqu’elle fait vivre ce qui l’aimante et est responsable de ses choix). Cette contradiction interne à toute vie pensante ne concerne plus le corps (depuis que le divin a pris corps par l’Incarnation, le corps est sacralisé, est déifiable, est ressource bénie), mais bien, dans la Pensée infinie qu’est Dieu, comme dans celle de qui la considère et l’aime, une tension tout autre, entre âme et esprit : le Verbe (incréé, universel) a-t-il une âme ? Evidemment non : sa Gloire n’a pas plus de foyer particulier que n’en a la lumière dans une icône (toute source localisée de clarté y ferait de l’ombre, quelque part, à proportion) ; et une âme est une énergie de vie (forcément fluctuante, à la peine, incomplète) alors que – l’icône encore le montre – le Verbe (dans le sacrement de notre regard) est parfait, a déjà l’infaillible beauté du Bien, beauté frontale (tout profil objectiverait son absoluité) et vue comme idéal s’étant réalisé lui-même. Ainsi, le combat en elle entre âme et esprit est comme transcription de la double nature du Christ dans son amoureuse : le Christ a dû, comme incarné, parcourir l’Absolu même qui, comme Verbe, le parcourait en retour. La poète se chante ainsi « les augustes déserts que tu devras traverser, qui te devront traverser » (p.95), comme une infirmière de la douloureuse descente de Dieu dans le monde, une secouriste de son abandon de lui-même, de sa « kénose ».
« Deux mondes – et moi je viens de l’autre.
Le seuil, ici, n’est pas entre monde et monde
ni entre corps et âme,
c’est le tranchant vivant et efficace
plus aiguisé que la double lame
qui creuse
jusqu’à séparation
de l’âme véhémente d’avec le délicat esprit
– jusqu’à ce que le noyau bien détaché roule dans la chair
et des jointures d’avec les os
et des tendons d’avec la moelle :
la lame qui discerne du cœur
les terribles intentions
les violentes hésitations.
Deux mondes – et moi je viens de l’autre.
Ô clé qui ouvres sans fermer,
fermes sans ouvrir et conduis
tendrement le vaincu hors des murs de la prison
et hors de l’ombre de la mort… » (p.79-81)
Car, troisième surprise, comme femme – et sœur improvisée du Fils unique ! –, elle a sa propre intendance de l’Esprit Saint : c’est comme si le danger d’autodéification (car en montant vers Dieu, élevé par les énergies qu’il dispense et auxquelles il invite à participer, on risque de se prendre pour lui !) était moindre chez la femme (qui porte la vie est moins sujette à prétendre se la donner), à la fois plus lucide sur Dieu et plus utile à lui. Ce ne sont pas d’austères problèmes théologiques, en effet, que se pose notre poète (que reste-t-il de la Passion à la Résurrection ? Que reste-t-il de l’Incarnation à l’Ascension ? ou même : par quelle gymnastique se contenter de vénérer une image dont en même temps on adore celui qu’elle représente ?…), mais on la suit en secrétaire (troublée) du Christ, qui, avec une sorte de conscience professionnelle, materne l’investissement périlleux de la seconde Personne de la Trinité dans la matière, et se fait comptable (zélée femme de confiance) de son suivi historique.
« Où va-t-il
cet Agneau
qu’aux vierges il est donné
de suivre où qu’il aille, où va-t-il
cet Agneau
droit debout et abattu
sur le livre des élus
ab origine
mundi ?
On ne peut naître mais
on peut rester
innocent.
Où va-t-il
cet Agneau
qu’à nous ses meurtriers il n’est donné
de suivre avec les élus
ni de fuir
mais sanglotant doucement de concevoir
dans le sein noir de l’esprit
usque ad consummationem
mundi ?
On ne peut naître mais
on peut mourir innocent » (p.71-73)
Et il y a bien, chez cette auteure à la fois imparable et insaisissable, comme aiment à dire les commentateurs, « sprezzatura », tant sa virtuose facilité dans le sublime semble désinvolture pour nous, ses laborieux lecteurs ! tant sa rare élégance dans l’invisible dédaigne de nous faire les risettes et grimaces dont elle la dispense ! La poète tient bon partout sans paraître le devoir, et sa créativité semble d’autant plus négliger tous les comptes et calculs qu’elle s’approche toujours, avec une discrète insolence, de ce qui est sans prix. Mais c’est une sprezzatura dans l’illumination même. Comme, dans l’Incarnation, pour elle, le Christ portait beau la pesanteur, et semblait entrer sans effort apparent dans le vestiaire charnel (jusqu’à, par contraste, jouer au thaumaturge discret, quasiment maladroit, et parcimonieux), ou s’installer sans heurt ni regret dans le fini (« la très longue retombée du faisan entre ses ailes », note ainsi, superbement, Campo, p.55), elle feint aussi, de son côté, pour son propre cheminement, d’avoir la guerre facile (mais ici pour l’obtention de la grâce, non pour le renoncement) ; en tout cas un effort d’élévation toujours plus aisé et apaisable, lui, que l’effort descendant d’un Dieu en guerre avec sa propre absoluité, guerre supérieure, qui a pour clé, lui dit-elle extraordinairement, « la paix que nous ne pouvons te donner » (p.91). Mais qui aura mieux compris qu’elle ce conflit en Dieu, le Tigre Omniprésence, et l’Armistice que constitue sa Trinité ?
« puisque tous nous vivons d’étoiles éteintes » (p.53)
Marc Wetzel
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