Le Thème de notre temps, José Ortega y Gasset (par Gilles Banderier)
Le Thème de notre temps, José Ortega y Gasset, Les Belles Lettres, coll. Bibliothèque classique de la liberté, avril 2019, trad. espagnol, David Uzal, 166 pages, 21 €
Edition: Les Belles Lettres
José Ortega y Gasset (1883-1955) possède la particularité à la fois étonnante et pas nécessairement enviable d’incarner à lui seul la philosophie en son pays, un grand pays, qui donna au monde des écrivains de tout premier ordre, mais – lui excepté – aucun philosophe important (les théologiens éminents qui fleurirent à Salamanque au XVIe siècle n’étant pas au sens strict des philosophes).
La renommée d’Ortega y Gasset tient avant tout à un titre, La Révolte des masses (1929), ouvrage à la fois daté et prophétique, daté parce que prophétique et qui, à l’heure du solipsisme collectif des réseaux « sociaux », n’a pas perdu sa pertinence. Les éditions Klincksieck avaient naguère entrepris la publication d’Œuvres complètes d’Ortega en français. L’entreprise n’est pas allée au bout. Il a fallu près d’un siècle pour que El tema de nuestro tempo soit traduit en français (le livre a paru en 1923).
Ortega fut espagnol autant qu’on peut l’être mais, faute de tradition philosophique indigène, il s’enta sur celle de l’Allemagne, riche et recelant le pire comme le meilleur. Ce qu’il épinglait en 1923 comme « le thème de notre temps », c’était l’opposition entre la raison et la vie, laquelle remonterait à Descartes (et également à Galilée, qui postulait que la nature est écrite en langage mathématique).
« Avec une audace héroïque, Descartes décrète que le véritable monde est le monde quantitatif, le géométrique ; l’autre, le monde qualitatif et immédiat, qui nous étreint de sa grâce et de son empreinte, se retrouve disqualifié et, dans une certaine mesure, il est alors considéré comme illusoire »(p.49).
De là découle le primat accordé aux systèmes, aux constructions intellectuelles, par rapport au monde et à la société, dans leur irréductible foisonnement. Ortega prit le contrepied de cette attitude, en développant une philosophie de la vie, dans son caractère divers, contingent, irrationnel et irremplaçable. « La raison n’est qu’une et rien qu’une forme et fonction de la vie » (p.74).
La quatrième page de couverture présente cet ouvrage de 1923 comme « prophétique ». Mais prophétique de quoi ? Qu’annonce-t-il, si ce n’est l’irrationalisme qui se déchaînera en Allemagne une décennie après sa publication ? Certes, rien ne serait plus faux, plus odieux, que de faire du philosophe madrilène un précurseur des ordres noirs. Le Thème de notre temps est un livre attachant, non pas en raison des conclusions auxquelles il parvient, mais par sa démarche intellectuelle. Il y a quelque chose de faustien dans cette dialectique, celle d’un homme qui a lu et étudié, beaucoup lu et étudié, et qui à un moment se rend compte que – peut-être – il est passé à côté de l’essentiel. Alors il se détourne de ses livres et se met à invoquer ce qu’il pense avoir négligé ou ignoré jusque-là : la vie, la vraie vie, comme on dit. Mais il faut se demander : qu’est-ce que la vie ? Cette « vie » dont Ortega fait l’éloge n’est-elle pas aussi abstraite que n’importe quel système philosophique ? Et qu’est-ce que la vie quand elle n’est vouée à rien ou que rien ne vient lui donner forme et sens ? On songe à ce passage de Chesterton :
« – Voici cet ordre qui vous est si cher, cette mince lanterne de fer, laide et stérile ; et voici l’anarchie, riche, vigoureuse, féconde, voici l’anarchie, splendide, verte et dorée. – Et pourtant, répliqua Syme avec patience, en ce moment précis vous ne voyez l’arbre qu’à la lumière de la lanterne. Se peut-il que vous puissiez voir la lanterne à la lumière de l’arbre ? ».
Gilles Banderier
José Ortega y Gasset (1883-1955) fut professeur de métaphysique à l’université de Madrid et, de 1923 à 1936, fondateur et directeur de la Revista de Occidente.
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