Le Temps et le fleuve, Thomas Wolfe (par Yann Suty)
Le Temps et le fleuve (1935), trad. USA Camille Laurent, 782 pages
Ecrivain(s): Thomas Wolfe Edition: L'Âge d'Homme
Ce livre est un fleuve, un fleuve en crue qui déborde de partout. Pendant près de 800 pages, son cours ne s’interrompt jamais et la pression du courant ne se relâche pas sur le lecteur. Thomas Wolfe donne l’impression que c’est lui-même qui n’est pas capable d’endiguer le flot de mots qui le submerge. Et pourtant quelle maîtrise. Il déverse des longues phrases, comme s’il voulait rendre compte du réel dans ses moindres détails. Chaque rencontre avec un personnage est le prétexte à dresser un portrait qui s’étend sur trois, quatre, cinq pages, voire plus. Et quels personnages ! A l’instar de ce père tailleur de pierres atteint d’un cancer, mais qui ne meurt pas, ou du truculent oncle, un prédicateur, qui est aussi érudit qu’il a l’air fou.
Tous les lieux sont décrits avec minutie, comme s’il fallait les assécher, qu’il n’existe plus aucune autre possibilité de les saisir. On en fait un tour si complet qu’il ne reste plus rien à dire. On sait tout, on visualise tout, sous tous les angles possibles. De même, une conversation peut s’étendre sur des pages et des pages, comme s’il fallait rapporter tout ce qui a été échangé.
Il n’est pas question d’ellipses. Il y a le fleuve, mais il y a aussi le temps et, pour apprécier le temps, il faut le scruter au plus près, connaître chaque moment, car chaque moment explique le suivant, chaque moment est une conséquence du précédent. Et le temps nous dit aussi, il nous dit surtout, à quel point nous sommes mortels. Thomas Wolfe est décédé à seulement 38 ans.
« Mais ils n’en diront pas plus, ils n’auront plus rien à dire : silencieux et songeurs comme le gel, ils attendront en écoutant le temps, l’étrange égrènement du temps obscur, qui nous rappelle sans trêve la brièveté de nos jours. Ils penseront à des hommes morts depuis longtemps, à des hommes maintenant enfouis dans la terre, au gel et au silence d’autrefois, à un visage oublié et à un fragment du temps perdu, et ils penseront à des choses qu’ils n’ont pas de mots pour dire » (p.297-298).
Avec Thomas Wolfe, on change d’échelle, tout devient plus grand, démesuré, à l’image d’un pays, les Etats-Unis, auquel il ne cesse de rendre hommage. Mais à l’image de l’auteur lui-même, géant de près de deux mètres, comme si sa prose devait répondre à son physique hors-normes. L’un de ses amis lui dit : « Il y a en toi un grand fleuve d’énergie qui ne cesse de briser ses digues et de déborder » (p.228).
« Les mots suintaient de lui en une espèce de sueur sanglante, ils coulaient au bout de ses doigts, ils étaient crachés par sa gorge gémissante comme des serpents qui se tordent ; il les écrivait avec son cœur, son cerveau, sa sueur, ses tripes ; il les écrivait avec son sang, son esprit ; ils étaient puisés à l’ultime et secrète source, à la substance même de sa vie ».
Le livre est sous-titré : Chronique de la jeunesse et de la faim. Il s’agit donc d’un roman de formation. Il évoque Eugene Gant. Eugene Gant qui n’est autre que Thomas Wolfe lui-même, alors que, à peine adulte, il quitte son Sud natal pour le Nord et Boston afin d’étudier à Harvard. Il deviendra ensuite professeur d’université, il effectuera aussi un long voyage en France, en particulier dans le Paris des années folles. Mais peu importe l’histoire, finalement. Le Temps et le fleuve n’est pas un roman « high-concept », ou alors son concept c’est de décrire la vie (et n’est-ce pas le plus grand de tous les concepts ?), de rapporter la réalité, de relater le plus fidèlement possible l’existence d’une personne, en décrivant tous les moments au plus près, la façon dont ses sentiments évoluent jour après jour, semaine après semaine, mois après mois.
Pour cela, il peut compter sur une mémoire prodigieuse. « […] tout cela se fixa à jamais dans le cerveau d’Eugène. Comme tout ce qu’il vit ou fit cette année-là, comme chaque voyage qu’il effectua, cela s’intégra dans sa mémoire de la cité » (p.363).
Et comme c’est un roman d’initiation, c’est une époque pendant laquelle Eugene Gant/Thomas Wolfe apprend, se trompe, expérimente. Il ne sait pas ce qu’il cherche, il n’y a pas de mystère à le résoudre (si ce n’est le plus grand de tous, le mystère de la vie), mais il finira par le trouver ou s’en approchera, croit-il.
« La jeunesse est faite pour être gâchée ; c’est sa nature qu’il en soit ainsi, et c’est pourquoi les hommes la regrettent. Et le regret ne se fait que plus poignant au fur et à mesure que nous apprenons que ce gâchis n’était pas du tout nécessaire, que nous découvrons avec un rire amer que la jeunesse est l’exclusive possession des jeunes, et que seuls les vieux en connaissent le mode d’emploi » (p.398).
Le Temps et le fleuve est aussi une chronique de la faim. C’est un terme à prendre au sens propre, c’est la faim d’un colosse à l’appétit démesuré. Son corps géant a besoin d’une quantité astronomique de nourriture. Mais c’est aussi la faim de lecture. Eugene Gant passe son temps plongé dans les livres. Il dévore tout ce qui lui passe par la main, avec un appétit insatiable. Il a quelque chose d’un Gargantua. Les livres sont le grand amour de sa vie. Les livres sont ses maîtresses. Dans ses jeunes années, Eugene Gant est d’ailleurs un être peu charnel.
Un jour, son ami Frank Starwick lui fait cette remarque : « Crois-tu vraiment […] que si tu pouvais satisfaire cette ambition sans espoir de lire tous les livres qui ont jamais été imprimés, de connaître tous les gens, de voir tous les lieux, cela te donnerait quelque chose de plus que ce que tu as ? » (p.608). La réponse d’Eugène colle à la mort : « Bien des gens en ce monde ont souffert du même mal. C’est à cause de lui que le Dr Faust a vendu son âme au diable ». L’écriture est diabolique. S’embarquer dans une carrière littéraire, c’est signer un pacte avec le diable.
« Qui connaît l’esprit de l’homme, qui monte vers le ciel, et celui de la bête, qui s’abaisse vers la terre ? ».
Yann Suty
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