Le Temps des orphelins, Laurent Sagalovitsch (par Gilles Banderier)
Le Temps des orphelins, août 2019, 220 pages, 16 €.
Ecrivain(s): Laurent Sagalovitsch Edition: Buchet-Chastel
Du discours prononcé par Churchill le 13 mai 1940, on connaît la fameuse énumération : « du sang, du labeur, des larmes et de la sueur ». Mais on ignore souvent la suite : « faire la guerre contre une tyrannie monstrueuse, qui n’a jamais eu d’égale dans le sombre catalogue des crimes humains ». Elle montre que le Premier Ministre anglais savait que, sur le continent, se déroulait une entreprise qui n’avait rien à voir avec les horreurs traditionnelles de la guerre. De manière générale, oui, les chefs d’État alliés savaient que des dizaines de milliers de Juifs disparaissaient pour ne plus reparaître nulle part en ce monde. Ils avaient entendu parler de « camps de la mort », mais cette expression demeurait abstraite. Et, au milieu d’un flot ininterrompu d’informations, le grand public en avait vaguement connaissance. Mais entendre parler du processus d’extermination est une chose ; le découvrir dans sa matérialité, son épaisseur, sa réalité, en est une autre. Ce furent les soldats soviétiques (lesquels avaient mieux qu’une idée de ce que le totalitarisme signifie) qui pénétrèrent les premiers dans les camps nazis. Leurs témoignages là-dessus sont, semble-t-il, rares.
Venus par l’Ouest, les Américains firent également leurs propres découvertes, auxquelles rien ne les avait préparés (on pense au journaliste Meyer Levin ou au photographe Eric Schwab, dont Annette Wieviorka a parlé dans 1945. La Découverte). Le personnage principal du Temps des orphelins est un soldat américain d’un type particulier, un rabbin aumônier qui accompagne les troupes depuis la Normandie jusqu’au cœur du Reich. Que peut-il bien se passer dans l’esprit d’un homme qui a voué sa vie à Dieu, lorsqu’il se retrouve au milieu d’un camp d’extermination tout juste libéré ? Nous disposons certes de photographies et de rares films, mais cela ne restitue que très imparfaitement une expérience mentale et sensorielle totale. Qu’a pu éprouver un homme de foi en entrant dans ces lieux impies ? Le thème du silence de Dieu pendant la Shoah a souvent été évoqué, mais y réfléchir dans la quiétude d’une pièce tapissée de livres n’est pas la même chose que de poser la question dans la puanteur des corps calcinés (notre rabbin sent la Shoah avant de la voir), devant des fours crématoires encore fumants et des monceaux de cadavres décharnés, dans un camp qu’il faudra des semaines pour démanteler. Une grande intelligence théologique aurait peut-être supporté le choc de ce spectacle. Mais le rav Daniel Shapiro, père depuis peu, est un rabbin de base, le guide modeste d’une petite communauté américaine et les lettres que lui envoie sa jeune épouse forment un contrepoint à la fois ridicule et bienvenu ; elles apportent de l’air à un récit étouffant, à une Divine Comédie sans purgatoire ni paradis.
Gilles Banderier
- Vu : 1745