Le temps des livres est passé, Juan Asensio (par Léon-Marc Levy)
Le temps des livres est passé, éditions Ovadia, mars 2019, 655 pages, 35 €
Ecrivain(s): Juan Asensio
Pour quiconque aime vraiment la littérature, la vraie, celle dont l’unique projet est la justesse et la perfection, ce livre est un don du ciel. Juan Asensio, dont on sait la force de travail et le talent qu’il déploie dans son Blog littéraire Stalker*, nous y offre quelques-unes de ses études critiques, plus de soixante au total. Travail de Titan qui fait et qui fera trace dans l’histoire de la critique littéraire.
Le mot est dit, critique littéraire – ce qui semble tirer l’objet de ce livre vers un exercice dont il faut dire qu’il n’existe quasiment plus. Aujourd’hui – les Américains nous ont tendu le mot – on fait des « revues » (reviews) de livres, on dit aussi en français des recensions. De quoi s’agit-il ? D’un exercice de compte-rendu de lecture : de quoi parle ce livre (ah les résumés de livres !), comment c’est écrit, quel en est le degré, non pas d’intérêt mais de plaisir qu’il procure. Le journaliste littéraire aujourd’hui est un bateleur du livre. Les plus intelligents d’entre eux parlent aussi de la situation du livre, de son champ de signification et de son importance littéraire. Les autres se contentent de leur propre plaisir (« J’ai aimé », « J’ai adoré », délayés à l’envi…) brandi comme une preuve de la grandeur du livre traité.
Rien de ce genre dans l’approche de Juan Asensio. Il prend les livres au sérieux, entendez par là qu’il croit profondément au fait littéraire. Il traque, dans l’œuvre, non pas le sens de l’œuvre (ce qui n’aurait pas de sens) mais un ou des sens de l’œuvre. Il entre dans l’œuvre une loupiote à la main et il éclaire une piste, un chemin, de façon tellement évidente après-coup qu’on en reste ébloui. Même quand il s’agit de livres qu’on a lus et relus, le travail d’Asensio vient révéler un pan de l’œuvre qui nous était resté caché. On pense irrésistiblement à la leçon de Maurice Blanchot : la critique détache un sens hors de l’œuvre, parfois contre l’œuvre pour l’obliger à se révéler.
Asensio nous offre dans ce livre quelques exemples remarquables de ce travail de quête, d’enquête, de traque. Ainsi en est-il du magnifique La Connaissance de la douleur, de Carlo Emilio Gadda. De ce roman écrasé par les personnages du fils et de la mère, Juan Asensio extrait une condensation qui se fait autour de la figure de l’enfant, et il érige le personnage en centre de la douleur, objet suprême du roman. Il en fait le dépositaire du mal qui circule jusqu’au vertige dans le roman.
« L’enfant apparemment dépourvu de tout langage autre que celui de son corps qui, en somme, s’exprime sans mots, ne sait rien de lui et, cause ou conséquence, ne sait rien du monde qui l’entoure. Il est, et cette innocence est, en elle-même, cauchemardesque. L’enfant, dans ce roman terrifiant qu’est La Connaissance de la douleur, n’est absolument pas le plus digne représentant, avec la Bête elle aussi chassée de l’Eden, de l’innocence : c’est bien davantage la statue de la douleur, le môle de malédiction autour duquel tourne toute la création, passé, présent et futur compris, et dont la haine inouïe n’oublie personne, rien, ni sa mère ni lui-même : “Il jetterait de l’encre et maudirait à tout bout de champ la villa, sans oublier les meubles, les chandeliers, et la mémoire du père qui l’avait construite ; couronnant d’obscènes vitupérations tous les pères et mères qui l’avaient précédé dans la série, remontant toujours plus haut, jusqu’à l’auteur d’Adam” ».
Asensio assoit son travail sur la certitude que l’acte de lecture est consubstantiel à la création littéraire. Elle amène l’œuvre à une existence que même l’auteur n’avait pas anticipée. Aucune lecture n’est la même – non seulement d’un lecteur à l’autre mais chez un même lecteur. La relecture de Tandis que j’agonise ne ressemble en rien à une lecture précédente de l’œuvre. La richesse des images, des dialogues, des scènes, de la langue, des personnages nous permet – à chaque fois – de découvrir un angle qui nous avait échappé, avait été occulté par un autre relief ou par une autre préoccupation. Le travail tout entier de Juan Asensio est fondé sur cette certitude : il nous livre sa lecture, unique, avec force arguments, pertinence, conviction. Et c’est ça qu’on attend d’un critique littéraire. Sinon, à quoi bon ?
Offrir des pistes pour avancer dans l’œuvre, des lunettes pour mieux y voir, des hypothèses pour l’élargir, lui donner son chatoiement et sa polysémie, c’est le pari littéraire sine qua non de Juan Asensio. La brutalité que certains lui prêtent – le lisent-ils vraiment ? – n’est rien d’autre que l’expression d’une passion exclusive (au sens propre), qui exclut la médiocrité et encense la littérature. La fin de son article sur Absalon ! Absalon ! de Faulkner – qui choisit entre les pistes possibles – est un exemple éblouissant de cette faculté d’ouvrir des portes dans une œuvre qui est une des plus belles de la littérature mondiale.
« En fin de compte, l’un des romans les plus ambitieux de William Faulkner, qui a représenté un travail harassant pour l’auteur, aura tenté de définir la chose qui lui est la plus difficile à définir : non pas l’ambition démesurée d’un homme, non pas son rêve infantile de gloire, non pas sa volonté bornée, non pas les relations complexes voire incestueuses entre les enfants d’un même père démoniaque par son obstination et sa volonté de bâtir une œuvre, de pierre ou de chair, qui résiste à la corruption, non pas la puissance et le prestige d’une parole capable de tous les prodiges, et même de redonner vie à ce qui n’est plus que cendres, non pas encore l’impalpable sentiment de défaite et la colère inextinguible qui en résulte, pas même la ruine lente d’un monde frappé par une mystérieuse consomption contre laquelle la parole ose se lever, mais la fugacité d’une folle vision qui a fait imaginer au romancier qu’il pourrait se rendre maître de l’ensemble de ces pièces et d’autres que je n’ai pas évoquées et, ainsi, accomplir le rêve de tout créateur, faire que sa création tienne debout, soit, et, en étant, demeure indestructible, éternelle ».
L’énonciation anaphorique de ces non pas offre un catalogue non exhaustif (« que je n’ai pas évoquées ») des ouvertures possibles d’une œuvre vertigineuse et inépuisable.
Célébrations. Ce livre eût pu s’intituler ainsi car son titre Le temps des livres est passé (tiré d’une citation de Léon Bloy de 1880) pourrait laisser à penser qu’Asensio va nous parler de livres qu’il n’aime pas. Or c’est bien de livres qui font une fresque importante de son panthéon qu’il s’agit. Et nous en sommes évidemment ravis : la passion d’Asensio jamais n’atteint de tels sommets que dans la célébration – quasi religieuse – des chefs-d’œuvre.
Un livre important, que tout passionné de littérature aura dans ses rayonnages.
Léon-Marc Levy
* Stalker : http://www.juanasensio.com/
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