Le temps a basculé, Andriana Škunca (par Didier Ayres)
Le temps a basculé, Andriana Škunca, éditions L’Ollave, octobre 2021, trad. croate, Martina Kramer, 102 pages, 15 €
Matérialité
Découvrir ici où là la poésie croate est une activité très riche et vivante. Cela autorise à transcender le langage poétique par une esthétique et des thèmes novateurs – car dans ce cas la poétesse écrit depuis 1969, et que sa traduction est très récente. Andriana Škunca nous plonge et nous territorialise dans l’île de Pag où elle réside, dans une relation avec le temps, temps d’un lieu, temps du poème, temps de l’écrivaine. Ici se définit la matérialité propre à l’insularité, aux choses qui lui sont proches, aux objets ou choses de la réalité, s’appropriant de cette façon le calme et l’intensité du séjour îlien. La réalité ici reste saisie comme par une glace, par un sérac de langage, une gangue, une immobilité, un séjour.
J’ai noté à la mine de plomb au fur et à mesure de ma lecture, des définitions qui auraient permis de saisir un peu de ce riche paysage – horizon de l’île tout autant que paysage intérieur – permettant de souligner l’intérêt de la création de ces poèmes. Je les consigne là. J’ai surnoté des qualificatifs : poétique de la proximité, poétique de l’environ, poétique de l’endroit, poétique du lieu, poétique du proche, autant de poétiques susceptibles de faire naître un univers à part entière (et on survole bel et bien, avec cette traduction, plus de cinquante ans de poésie).
L’environnement est donc très important. L’approche physique de l’écrivaine subsume la parole pour s’orienter vers une parole lyrique surtout adressée aux éléments imminents de la vie insulaire de la poète. Et ces textes sont nettement concentriques, tournent comme un rapace le ferait pour saisir sa proie. La réalité devient donc un rapport au langage, sorte de visibilité de l’invisible.
De plus, le régime de cette prosodie s’appuie sur des mots simples et presque pauvres, la pierre ou le pierrier, l’eau, la maison, les flots maritimes, tout l’univers adriatique et sa puissance. Poèmes du topos, je dirais. Poèmes du peu et de ce que ce peu consigne de complexité, puisque l’on sait que la simplicité est la plus difficile expression pour l’artiste.
Je ne sais plus qui soulignait l’importance de l’enfermement pour l’écrivain. L’isolement crée la condition sine qua non de la création, celle-ci seulement envisagée comme un refuge spirituel, y compris pour un monde sans dieu. Mais il reste que le principe de l’essence de l’écriture est la mimésis, l’écriture calquant le détail que fixe le poète, subsume donc la généralité des métaphores pour les rendre de nouveau accessibles. La poète n’existe selon la poétesse croate que par la page qu’elle rédige, et cette page fait exister le poème alors que ce simple rectangle de papier peut contenir jusqu’à l’âme des personnes. Et cette page sort grandie de cette danse de l’écriture dont elle est témoin. Elle désigne l’être, l’étantité de l’être et un sens son dasein.
En écrivant, j’essaie de déplacer les mots, de changer leur forme, les défaire et les refaire. Tant d’images possibles dans les pensées. J’ajoute ce que je vois : assiette, livre, pain, encre. Le mot-espace rapproche de ce qui est loin.
[…]
Je suis effleurée par des pages d’une autre réalité. Au moment où j’écris, ce que je pense s’étire, se fissure et se transforme d’une manière nouvelle et inconnue.
Didier Ayres
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