Le système Victoria, Eric Reinhardt
Le Système Victoria, 526 pages, 22,50 €
Ecrivain(s): Eric Reinhardt Edition: Stock
En sortant d’un magasin où il vient d’acheter une peluche pour sa fille, David Kolski croise une femme. Il est fasciné. D’abord, il n’ose pas l’aborder, d’autant plus qu’il est attendu pour fêter l’anniversaire de sa fille et qu’il n’a pas de temps devant lui. Mais il décide de la suivre, d’abord dans un café, puis dans un bowling et au bout de trois heures passées à la regarder, il l’aborde enfin.
Elle lui tend une carte de visite. Elle s’appelle Victoria de Winter, elle est la responsable des ressources humaines d’une très grosse entreprise. Ils se donnent rendez-vous quelques jours plus tard dans un grand restaurant. Une liaison torride s’engage.
David n’a aucune envie d’avoir une maîtresse, mais il ne peut pas résister à l’idée de ne plus jamais revoir Victoria. Pourtant, elle représente tout ce qu’il déteste. Elle est même son contraire, mais il est subjugué et devient complètement dépendant.
« Ses yeux verts où crépitaient des lueurs d’intelligence, l’attraction qu’exerçait sa poitrine, le plaisir que me procuraient ses cheveux bruns aux reflets roux rendaient piquantes l’autorité de ses convictions politiques (que je trouvais détestables) ou l’arrogance que sur certaines questions son poste de DRH lui conférait, toutes choses qui hors de ce contexte m’auraient carrément révulsé. C’est la réunion de ces différentes appréciations qui constituait pour moi la réalité de Victoria, et l’attirance que j’éprouvais pour cette femme se nourrissait de leur contraste ».
David est maître d’œuvre pour la construction de la tour Uranus, installée dans le quartier de La Défense et qui doit devenir la plus haute tour de Paris. Alors que le projet accumule les retards, David va trouver une nouvelle énergie en même temps qu’il entame sa liaison avec Victoria. Chose étrange, il ne parvient pas à éjaculer, ce qui lui permet de faire durer les ébats érotiques pendant des heures, et d’être « à la hauteur » d’une Victoria qui ne semble jamais rassasiée. Et donc, en même temps d’avoir cette érection semble-t-il sans fin, la tour Uranus se dresse peu à peu dans le ciel parisien…
David avait toujours rêvé qu’une femme transforme un beau jour sa vie en roman et c’est exactement ce qui se passe avec Victoria. C’est même une tragédie qui va naître de leur aventure. Dès les premières pages en effet, David nous apprend que Victoria va mourir sauvagement assassinée d’ici un an. Un assassinat dont il se sent responsable. S’il ne l’avait pas abordée dans la galerie marchande, s’il était, comme prévu, rentré chez lui pour fêter l’anniversaire de sa fille, rien de tout cela ne serait arrivé. Victoria serait toujours vivante et David ne se serait pas réfugié dans un hôtel de province à se remémorer tout ce qui a conduit à cette tragédie, après que sa femme et ses enfants l’aient quitté.
Le système Victoria est donc la chronique d’une mort annoncée.
Le temps est compté. Puisque le temps lui est compté, David prend son temps, tout son temps. Il n’a pas vraiment le choix, estime-t-il. La tragédie « prend racine dans un nombre tellement élevé de paramètres », et il a décidé de les analyser tous, sans aucune restriction. Il pousse ainsi toutes les situations dans leurs retranchements, essaye de décrire chaque minute, chaque geste, chaque parole, de s’immiscer dans le moindre détail. Il cherche à savoir comment il en est arrivé à cette situation, quels éléments dans sa vie l’ont mené jusque-là.
Eric Reinhardt étend les situations comme jamais. Il va plus loin, détaille toujours plus, comme si ce n’était qu’après avoir épuisé un sujet sous toutes ses facettes qu’il pouvait vraiment toucher la réalité.
Le Système Victoria n’est pas seulement une histoire d’amour tragique, c’est aussi un livre politique. Comme précédemment dans Le Moral des ménages ou dans Cendrillon, Eric Reinhardt rend compte de l’état du monde actuel. Dans Le moral des ménages, il se penchait sur les classes moyennes et dans Cendrillon sur le monde des traders. Dans son nouvel opus, il s’intéresse à l’architecture, avec David, et aux ressources humaines, avec le personnage Victoria. Elle est une femme aux pouvoirs surpuissants, toujours entre deux missions, qui passe de Londres à Paris et de Paris à Londres, fait une escale à l’étranger, repart. Elle est toujours en mouvement, ne s’arrête jamais, comme la machine capitaliste qui ne peut jamais connaître la moindre pause pour générer des profits, toujours plus de profits.
Victoria peut décider du sort de milliers de travailleurs. Fermer une usine qui mettra au chômage des milliers de personnes ne l’émeut pas plus que ça. De toute façon, elle aura largement le temps de se remettre, le soir venu, en se prélassant dans des hôtels de luxe, tous frais payés…
Pour Victoria, il est primordial de toujours mener en même temps plusieurs vies, des vies qui ne se croisent jamais. C’est son « système », dans lequel David se retrouve très rapidement emprisonné. Elle est une business woman, mais aussi une femme mariée, et la maîtresse de David, avec qui elle s’embarque dans des jeux érotiques qui vont aller de plus en plus loin. Et qui la perdront au final.
De son côté, en tant que directeur de travaux sur le chantier Uranus, David est soumis à forte pression. Il est un employé stressé, fait partie des dominés qui reçoivent des ordres. On l’oblige à respecter des délais impossibles à tenir, mais il s’y emploie tout de même de toute son énergie, sachant qu’il ne gagnera pas plus s’il y parvient. En entamant sa liaison avec Victoria, il met les pieds dans un monde du luxe qu’il exècre, mais en même temps qui le fascine et auquel il prend peu à peu goût. Presque malgré lui, il va essayer de le transformer de l’intérieur, comme un agent infiltré. Au final, c’est également sa vie à lui qui sera réduite à néant. Car le système est toujours plus fort que l’individu.
Paul Martell
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