Le sourire de l’Ange (1), par Murielle Compère-Demarcy
Il est étrange de vouloir redéfinir les limites d’un connu qui se donna à nous dès l’instant où notre respiration quittait les parois du ventre intérieur pour s’ouvrir aux déchirures du monde. Pourquoi écrire sur ce que l’on ne cesse de voir dès lors que le vivant nous tient en alerte, de tous nos sens, même à contre-courant ? Pourquoi vouloir transcrire l’immédiat présent en chacune de nos expériences ? Encore plus curieux cette nécessité – vitale – de vouloir en écrire les traces, les jets de lumière, les déchirures, les transes d’un monde opaque dont seule peut-être l’immanente présence devrait nous suffire.
Nés des forceps du dedans au dehors, nous resterons vigilants pourtant, opiniâtres à assurer la vigie des mots à la hauteur des événements qui les enclenchent, les fabriquent. Sans corne d’amertume mais d’alerte, seul ensemble dans l’appel du Large vers toujours plus d’Ailleurs, escortés de paysages toujours à conquérir, étonnements nouveaux. Paysages neufs dans leur sillage ancré à une terre burinée océane, dont les strates ont pris la profondeur des rides d’une humanité en quête permanente de sa propre réalité.
*
Lauren K. ne savait pas d’où elle tenait ce don. Personne ne le savait du reste. Elle se racontait les choses à elle-même telles qu’elles se passeraient effectivement dans la réalité, et personne n’était au courant de ce mystère. Les choses crevaient l’écran du réel, telles qu’elles les avaient vues dans le film en prime time de sa pré-voyance. Elle savait. Ou plutôt elle pressentait le cours des événements.
Combien de fois avait-elle tenté d’infléchir ce que lui dictaient d’instinct ses pressentiments, cette pré-science de ce qui allait survenir, mais en vain… les faits se déroulaient tels qu’elle les avait imaginés, si tant est que l’imagination n’est pas forcément cette Folle du Logis, fée malveillante d’une garde quotidienne égarée par ses distractions.
– Non !
– Comment ça, non ?!
– Je préfèrerais que tu n’y ailles pas.
– … ? … Pourquoi ?
– …
– Tu as besoin de moi ?
– Non. Cherche pas à comprendre. Je préfèrerais que tu n’y ailles pas. Tu comprends ?
– Je ne vois pas ce que tu veux dire.
– Mais ça ne se voit pas ! Ça se comprend ! Tu piges ?! Et ne cherche pas à comprendre… Pourquoi vouloir toujours comprendre ?!
Lauren était comme ça. Brutale. Brute de décoffrage. Le temps ne l’avait en rien adoucie et son absence de diplomatie lui jouait encore de sales tours. Qui finissaient par se retourner contre elle. Malgré sa sincérité. Son authenticité. Mais le monde n’affectionne pas forcément cela, l’authenticité. Cela l’agaçait lorsqu’elle entendait à tout bout-de-champ, dans les médias, des ados ponctuer leur phrase par : « vous voyez ce que j’veux dire ? », « tu vois ce que j’veux dire ? ». Comme si les mots se voyaient, alors que leur boulot est de faire voir.
Lauren avait comme à son habitude désarmé son interlocuteur par ce sourire énigmatique qu’elle laissait traîner souvent sur son visage, ou plutôt que son visage malgré elle laissait paraître, quand elle ne savait plus quoi dire. Certains s’offusquaient de ce trait qu’ils recevaient comme une esquive ou un retour d’ironie. Un trait narquois du visage, un trait incisif de l’esprit.
Pourquoi vouloir toujours tout comprendre ? Lauren repensait à cette réponse qu’elle avait vivement lancée à son interlocutrice quelques heures auparavant, comme une porte ouverte que l’on referme brusquement, et sans autorisation de rester sur le seuil puisque Lauren était partie, plantant Adriana dans le vide et le fracas de son insolence.
Pourquoi vouloir toujours tout comprendre ? Déjà que ses pressentiments usaient son cerveau à force fatigué d’être constamment pré-connecté à ce qui allait arriver, alors s’il fallait en plus tout maîtriser, tout contrôler…
Lauren avait pensé un jour consulter pour cet étrange don de prédiction. Longtemps des questions s’étaient posées dans sa conscience. Qui consulter ? Un psychiatre ? Mais elle n’était pas folle. Une voyante ? Mais elle n’était pas devine. Un prêtre ? Mais elle n’était pas croyante.
Elle aurait sans doute trouvé une réponse au milieu des brèves de comptoir, elle en était certaine, il faudrait voir.
Elle avait très discrètement effleuré le problème avec ses connaissances.
– Ça ne t’est jamais arrivé d’assister à quelque chose que tu avais déjà vu seule dans ta tête auparavant ?
– Si, si… ces choses bizarres comme les rêves prémonitoires, tu veux dire ?
– Oui… enfin peut-être…
– Ça m’est arrivé quand j’étais môme…
Lauren avait alors esquissé son drôle de sourire mi-aigre mi-doucereux. « Rêves prémonitoires, rêves prémonitoires, mais c’est vieux comme l’aube des temps !… »
– … un jour une voisine a raconté à ma mère qu’une de ses amies avait rêvé que sa sœur décédait dans un accident de voiture sur une départementale bien précise. Quatre jours plus tard, l’accident s’est produit, mais sans gravité, mais sur la départementale en question !… Tu imagines ? Quand tu fais ce genre de cauchemar, c’est toi qui dois perdre la boule, plus traumatisée que la victime tu ne crois pas ?
– Je ne crois rien. La voisine était cinglée… Et puis pas besoin d’être analyste pour le comprendre.
– Comprendre quoi ?
Aïe !
Lauren était repartie, tornade dans sa nervosité ordinaire, sans prévenance pour son interlocutrice. Qui s’y frottait s’y piquait.
De quelle logique inconsciente était-elle douée, constamment connectée aux faits de causes à effet, mais aussi imprévisibles, du réel ? Constamment ! Quel cerveau était le sien ? Le problème était que ses prémonitions délivraient des informations précises que personne ne pouvait connaître.
Elle avait entendu ou lu des témoignages d’expériences analogues. Ainsi le dessinateur de bande-dessinée Fred avait-il raconté cette expérience insolite : « Après un accident, j’avais laissé ma voiture à un ami garagiste en lui demandant de m’envoyer la facture au plus vite. La nuit même, j’ai rêvé qu’elle s’élevait à 1511,22 euros. Ce rêve était si fort que, le lendemain matin, j’en ai parlé à ma femme. Une semaine plus tard, mon ami ne connaissait toujours pas le montant des réparations. Deux semaines plus tard, j’ai reçu une facture de… 1511,22 euros, comme dans mon rêve ! » Quelle logique inconsciente pourrait être la clef de ce processus dans de tels cas spontanés ?
Quitter les lignes… Lauren K. se saisit de son stylo connecté, après avoir allumé l’ordinateur. La linéarité de l’espace-temps échappe à cet Instant t où l’écriture de Lauren K. prend le relais du déroulé contingent de la journée. Lauren K. échappe à cet instant au temps, elle cherche à en inverser le cours. Elle parviendrait à écrire à des vitesses supérieures à celle de la lumière… elle parviendra…
Son écriture, pense-t-elle, sera capable de contrecarrer le cours des événements annoncés ; aile désincarcérée, désolidarisée du temps immuable et de la vitesse ordinaire entre les particules. Entre cette pensée et sa réalité, des ombres d’années-lumière démembrent les géométries de l’espace. Jusqu’où ira se perdre la configuration de l’esprit, jusqu’à « la géométrie sans espaces » (Artaud) ?
L’Esprit-Guérisseur lâcherait sur les jachères d’a priori castrateurs des jaillissements de geyser, de sources inépuisables, de gerbes de mots ouverts aux fractales des vertiges de la perspective libérée.
– « C’est logique, Mister Quantique », se plaisait à lancer régulièrement Lauren en parodiant, pour souligner l’étendue des lapalissades. Car Lauren K. détestait la banalité. Actrice d’une insurrection permanente contre la vie courante, défrayant les courants continus et alternatifs des flux grégaires institués, elle électrisait la grisaille des temps en charriant dans les rus hors les sentiers battus des flots d’étoiles filantes mues par des désastres de soleils dont seule elle possédait la roue, à tourner barater les kilowatts dans des rafales de zones magnétiques.
*
Lauren K. se voit en rêve, revêtue d’une robe qu’elle ne porte jamais. Elle se tient debout dans une salle spacieuse dont le sol est recouvert de dalles fissurées. Les personnes de son proche entourage, alignées, sont habillées à l’identique. Derrière eux, grouille une foule. Une cérémonie se tient à leur gauche, que la silhouette ventripotente de sa voisine de gauche l’empêche de voir. La foule se disperse. Quelqu’un lui saisit le bras : « Venez, j’ai quelque chose à vous dire ».
Aujourd’hui Lauren assiste à une cérémonie dans l’Abbaye de Ch… Tout y est : la robe dont elle était revêtue la première fois, les personnes de son proche entourage, la foule, le dallage fissuré et la silhouette ventripotente de sa voisine de gauche. Quelqu’un s’approche d’elle et l’invite à le suivre : « Venez, j’ai quelque chose à vous dire ».
À côte du couple de conversation qu’elle forme avec son interlocutrice, une imitation d’elle-même prend en photo la scène, sur une plage du film instantané de sa vie encore dans les arcanes, la chambre intérieure des pages à écrire. Son avenir est-il écrit ? Quel est son libre-arbitre ? Jusqu’où sentira-t-elle en elle la pensée se déplacer ? Par quelle(s) voie(s) scripturale(s) pourra-t-elle contrecarrer le cours des événements joués sur l’avant-scène de sa conscience ? Mais sans aucun système de prévention bouclé. Davantage, sans aucun système, aucune prévention.
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(À suivre…)
Murielle Compère-Demarcy
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