Le son de la révolte, Une histoire politique de la musique noire américaine, Christophe Ylla-Somers (par Guy Donikian)
Le son de la révolte, Une histoire politique de la musique noire américaine, Christophe Ylla-Somers, Le Mot Et Le Reste, octobre 2024, 457 pages, 30 €
Edition: Le Mot et le ResteNous avons là un ouvrage d’importance dont le but est d’expliciter le lien entre l’histoire de la musique noire américaine et la politique. Important parce que l’auteur a fait un vrai travail d’historien, n’avançant ses arguments que lorsqu’ils sont étayés, ne décrivant les faits que lorsqu’ils sont vérifiés, le tout abondamment illustré de citations dont on ne se lasse pas.
Et puisqu’il faut commencer par le début, on remonte à la période de l’esclavage, au 17ème siècle, quand les premiers esclaves noirs arrivent en Amérique. Ils sont déshumanisés, humiliés, travaillant jusqu’à l’épuisement et la mort, les familles sont séparées, les femmes très souvent abusées, n’ayant aucun recours pour rendre leur vie acceptable. Ces conditions d’exploitation inhumaines ont permis à l’économie américaine de prospérer, et la Révolution américaine ne changea rien : « En définissant les principes de la démocratie, on ne s’était pas contenté d’ignorer le problème de l’esclavage : on admettait qu’il fallait le développer pour renforcer les intérêts de la nation », condamnait Martin Luther King. L’expansion de la culture du coton au 19ème siècle n’aura fait que renforcer les conditions inhumaines de l’esclavage, surtout dans le sud.
On sait que ces conditions ont prévalu pour que des chants profanes aident les esclaves à supporter les douleurs tant physiques que psychologiques. « Nous autres gens de couleur, avons notre propre musique qui fait partie de nous-mêmes. C’est le produit de nos âmes qui a été créé par la souffrance et les misères de notre race », constatait le compositeur John Reese Europe.
Ces chants profanes sont à l’origine des « spirituals, quand, dès le début du 19ème siècle, les Noirs se convertissent massivement ». Et il sera aisé pour eux de « substituer le dieu des chrétiens au dieu créateur de toutes choses des cultures ouest-africaines ». En revanche, ils créeront leur propre forme de christianisme, empreint des traditions africaines, critiquant aussi la pratique pour le moins hypocrite du christianisme par les blancs.
« En adaptant les cantiques des églises blanches aux caractéristiques des musiques de leurs cultures d’origine, les Noirs déportés sur le sol américain donnèrent naissance aux spirituals ». Ainsi, les spirituals apparurent, permettant aux Noirs de conserver en quelque sorte leurs musiques d’origine : « L’influence ouest-africaine dans les spirituals était particulièrement prégnante dans la syncope, la complexité rythmique, la polyphonie, la voix de tête, le battement marqué de la mesure et la compression des tierces et des septièmes. Les chants prenaient la forme d’un dialogue entre les musiciens et l’auditoire, de même que les spirituals et le whooping des pasteurs noirs allaient de pair, tout simplement parce qu’ils émanaient de la même source : des intonations, des inflexions et des conventions rythmiques africaines appliquées à un langage et à un style linguistique neufs dans le contexte d’une nouvelle religion ». Ces spirituals permirent aux africains déracinés d’exprimer leurs luttes tout en conservant leurs racines.
Lorsque l’esclavage fut aboli, l’égalité des droits ne fut pas pour autant décrétée. La suprématie blanche fut imprimée dans tous les manuels, et nombre de personnalités noires du monde politique ou musical ont exprimé leurs souvenirs d’une société discriminante. Ne comptant que sur eux-mêmes, les Africains-Américains s’alphabétisèrent, et la première université africaine-américaine fut fondée en 1866 à Nashville. Là aussi la musique avait sa place, et des cours de musique dispensés au sein d’une chorale naquit le gospel dont le succès ne se démentira pas, à partir surtout d’un concert donné à New-York en 1872. Le gospel est une nouvelle forme de chant religieux, un métissage de spirituals, d’hymnes religieux, de ragtime, de blues et de ballades sentimentales. La reine du gospel, Mahalia Jackson, commença à chanter dans l’église où prêchait son père, elle qui déclarait : « Je crois que le blues, le jazz, et même le rock’n roll ont reçu la pulsation de la Sainte Église ».
Christophe Ylla-Somers fait ensuite le lien chronologique avec le blues, le jazz, le rythm’n blues, la soul, le funk et le hip-hop. Pour chacun de ces genres musicaux, l’auteur dresse un historique, en contextualise la naissance et le déploiement, comme pour le rythm’n blues qui prend ses racines dans la crise de 1929. Les « rent parties » alors organisées servaient d’exutoire aux plus démunis dans les ghettos comme Harlem. C’est dire que le jazz, le rock, ou encore le hip hop doivent leur existence aux Africains-Américains, « ils (les blancs) se sont contentés d’explorer des terres depuis longtemps défrichées par les musiciens noirs ».
Guy Donikian
Christophe Ylla-Somers est titulaire d’une maîtrise d’histoire médiévale et DJ dans différents clubs européens et américains. Il est aussi auteur de deux livres pour la jeunesse.
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