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Le soi, le monde, l’être, la vie à propos de Intelligence du corps, d’Ingrid Auriol

Ecrit par Didier Ayres le 17.09.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Le soi, le monde, l’être, la vie à propos de Intelligence du corps, d’Ingrid Auriol

 

Intelligence du corps, Ingrid Auriol, éd. du Cerf, coll. La Nuit surveillée, 2013, 288 pages, 25 €

 

[…] le penseur accomplirait dans les mots et avec les idées une manière de « danse spirituelle », une danse de contemplatif qui, sans remuer le moindre orteil, adopterait le pas de l’interrogation et soutiendrait l’effort et l’exercice appropriés.

 

C’est de cette manière, comme un lecteur contemplatif, que j’ai lu ce livre intéressant où Ingrid Auriol s’essaye à l’élaboration d’une phénoménologie ontologique du corps. L’auteure, en faisant de fréquentes citations à Heidegger, souligne ce que le philosophe allemand a apporté au champ de la pensée et pour ce qui concerne ce livre, une réflexion sur le corps. Cependant, j’ai procédé – comme je l’ai fait pour ma lecture de Heidegger justement – comme un poète, et non comme un scientifique.

Cela dit, la poésie n’est pas qu’une musique, le poète n’est pas qu’un être dansant, il est capable d’intellectualiser et il peut aussi déceler dans des œuvres scientifiques ce que Ingrid Auriol appelle le « corps vif », qui vient de l’allemand Lieb, et voir où se déroule une sorte de théâtre de la pensée, un diaporama de séquences sensibles du corps. J’ai même pensé, et cela hors contexte, à la tapisserie de Bayeux, tant le plaisir esthétique était fort à la lecture de chaque section du livre. Comme pour cette tapisserie, brodée de récits en un déroulé de scènes successives, j’ai pu appréhender comment l’auteure nous permet l’intellection du corps. J’ai donc parcouru les onze chapitres, de « l’intelligence comme écoute » à « apprendre à penser, c’est apprendre à danser », de section en section, comme j’ai déjà pu le faire pour une étude ancienne à l’université sur le « drame à stations » de Strindberg.

D’autre part, je voudrais surtout signaler que ce corps dont parle Ingrid Auriol n’est « vif » que parce que mis en relation avec le monde. Nous n’avons pas affaire à un Dasein égoïste et fermé mais à une forme de soi qui entre en relation par interpolation, par interpellation avec autrui et le monde. Et en ne quittant pas cette idée, la lecture de l’ouvrage est simple d’ailleurs, en faisant confiance à l’appareil critique maîtrisé et qui rend l’ouvrage très documenté. J’ai donc suivi à ma manière comment se faisait la proximité de l’étant et du monde, à travers onze grandes sections qui escortent une méthode de compréhension.

Au fil de cette lecture, je me suis souvenu du chapitre XXIII, 6, de la Genèse que je cite à tout hasard :Seigneur, écoutez-nous : Vous êtes parmi nous comme un grand prince ; enterrez dans nos plus beaux sépulcres la personne qui vous est morte. Nul d’entre nous ne pourra vous empêcher de mettre dans son tombeau la personne qui vous est morte.

Je trouve cette citation pertinente dans la mesure où la personne n’est pas morte pour elle-même mais est morte pour autrui. Et c’est là la grande leçon de cette Intelligence du corps qui ne pense pas le corps que par lui-même mais dans sa relation à autrui. Citons Ingrid Auriol :

Je ne le crois pas, car il n’y a de posologie que pour un médicament et le médecin n’est pas une drogue ou une substance médicamenteuse mais un autre Dasein qui doit se prêter à la rencontre – ce qui est tout autre (p.197).

C’est pourquoi elle a un vrai rapport avec la maladie et la douleur, avec la fatigue et le vieillissement, auxquels tout Dasein, pour autant qu’il est doté d’un corps, est voué (p.184).

Le Dasein a « besoin » de l’autre qui agit sur lui car la coexistence appelle une réciprocité (p.135).

Ces lignes sont éloquentes pour le propos de l’énigme qui intrigue le corps. Je veux dire que cette lecture met en lumière à la fois le soi et le monde, la relation qu’ils ont entre eux, et l’être et la vie comme la même occurrence, c’est-à-dire interdépendants.

Seule réflexion supplémentaire au sujet de l’histoire du corps. Il me semble que le corps est historicisé ainsi que le démontre Michel Foucault, et cette étude aurait mérité de mettre en perspective le corps par l’Histoire, afin de lui apporter une profondeur supplémentaire. Pour conclure, j’aimerais ajouter ces trois citations d’Emmanuel Levinas, qui auraient pu « prendre corps » dans le corpus de cette étude d’Ingrid Auriol :

Trace de lui-même, ordonné à ma responsabilité et que je manque, fautif, comme si j’étais responsable de sa mortalité et coupable de survivre, le visage une immédiateté anachronique plus tendue que celle de l’image offerte à la droiture de l’intention intuitive. Dans la proximité, l’absolument autre, l’Etranger que « je n’ai ni conçu ni enfanté » je l’ai déjà sur les bras, déjà je le porte, selon la formule biblique « dans mon sein comme le nourricier porte le nourrisson ».

Ou encore :

Être pour un temps qui serait sans moi, pour un temps après mon temps, par-delà le fameux « être-pour la mort » – ce n’est pas une pensée banale qui extrapole ma propre durée, mais le passage au temps de l’Autre.

Et pour finir :

Non point en repos sous une forme, mais mal dans sa peau, encombré et comme bouché par soi, étouffant sous soi-même, insuffisamment ouvert, astreint à se dé-prendre de soi, à respirer plus profondément, jusqu’au bout, à se dé-posséder jusqu’à se perdre.

Ces quelques réflexions, j’espère, peuvent peut-être apporter un surplus, une lumière à l’interprétation phénoménologique de la question du corps, du soi-même dans un corps. Il faut donc remercier Ingrid Auriol de nous faire voyager un instant dans le monde des valeurs symboliques et métaphysiques.

 

Didier Ayres

 


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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.