Le sillage de l'oubli, Bruce Machart
Le sillage de l’oubli (The Wake of Forgiveness), traduit de l’américain par Marc Amfreville, juin 2013, 395 pages, 10,50 €
Ecrivain(s): Bruce Machart Edition: Gallmeister
Entre 1895 et 1924, quelque part sur des terres du Texas, s’installe et prospère une colonie d’émigrés tchèques au détriment des pionniers irlando-écossais, agriculteurs et éleveurs qui en ont été les premiers propriétaires.
Roman rude, violent, tout de glèbe, de sueur, de labeur, de crottin, de sexe, de feu et de sang.
Western sans Indiens : de ceux-ci, spoliés de leur territoire et chassés de là quelques décennies plus tôt, nulle mention n’est faite. Ils n’existent pas. Tout juste peut-on émettre l’hypothèse que c’est d’eux que vient cette passion débridée des courses à cheval partagée par les derniers ranchers rouquins d’origine irlandaise avec les récents immigrés tchèques.
Roman retentissant du galop effréné des chevaux que lancent en la brume les fils des fermiers dans une lice où tous les coups sont permis, la course se jouant sur un pari dont l’enjeu est l’appropriation par les uns d’une partie des terres des autres.
Roman âpre, sur fond de convoitise et de rapacité : Vaclav Skala, l’immigré, s’agrandit et s’enrichit, champ après champ, motte après motte, en soignant avec amour et à prix d’or ses chevaux de race alors même qu’il harnache ses quatre fils au joug de sa charrue et la leur fait tirer sous la menace de son fouet, au point qu’au fil des années ils ont tous le cou tors.
Roman de haine, de sournoiserie, de sentiments troubles, de bestialité, entre les fils et les pères, entre Vaclav et ses quatre garçons, dont le plus jeune, Karel, est le personnage principal de cette saga cruelle, qui tourne au drame quand arrivent dans la région un nouveau rapace, mexicain celui-là, Villaseñor, et ses trois superbes filles, racées, élégantes et cultivées.
Roman d’amour entre Karel et Graciela, la plus belle des métisses Villaseñor, que Karel veut épouser, vœu qui devient caduc lors d’un défi cornélien à l’issue de quoi la farouche et splendide cavalière et ses deux sœurs sont loties en mariage aux trois autres fils Skala.
Amour interdit donc, dont l’ardeur charnelle ne pourra s’exprimer qu’au hasard de quelques rencontres clandestines, violentes, passionnelles, sur la paille des écuries.
Roman de l’individualisme, de l’ambition, de l’orgueil, du désir forcené d’être reconnu comme le « plus fort », roman tout droit inspiré du rêve américain de la conquête des territoires, où chaque nouvelle vague d’immigrants aspire à s’approprier ceux qu’à conquis la précédente, depuis que les hordes européennes ont posé leurs bornes et leurs barbelés sur la prairie après y avoir quasiment exterminé les occupants indigènes.
Là où les fermiers tchèques ont chassé presque jusqu’au dernier des paysans rouquins au teint frais qui s’y étaient installés avant eux, […], là où les hommes savent montrer de quoi ils sont capables sans jamais faire appel aux étrangers. C’est ici, dans ce comté, qu’il y a une semaine encore aucun homme ni aucune femme n’avaient jamais croisé ni même pensé croiser un jour un Mexicain.
Roman au verbe dense, fort, houleux, rapide, au souffle haletant, fumant, écumant, où la phrase galope à travers champs, fleurant l’odeur de la terre, roman qui exprime toute la sauvagerie, loin de l’imagerie naïve du cow-boy et du Far West, des luttes sordides qui ont accompagné la construction mentale du peuple américain.
L’auteur nous donne-t-il en la trame de ce roman couvrant la fin du XIXe siècle et le début du XXe une grille de lecture psychosociologique de la société américaine d’aujourd’hui ?
Patryck Froissart
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