Le silence, Jean-Guy Soumy
Le silence, janvier 2013, 220 pages, 18 €
Ecrivain(s): Jean-Guy Soumy Edition: Robert Laffont
Roman charpenté, classique, à l’ancienne, comme on dirait en ébénisterie ; personnages forts, notamment féminins, cousus, dessus, dessous, solides comme la vraie vie ; odeurs de paysages qui en imposent presque naturellement : campagnes limousines, ou, espaces américains. Normal ; on est là, dans un livre signé Soumy. La qualité sans le battage.
Ce roman-là porte la marque des autres – c’est le propre d’une écriture, et d’un univers, et avance – c’est la marque d’un imaginaire vivant.
Un titre qui bat comme un cœur occupant tout l’espace sonore : « le silence », décliné en une partition complexe et pour ainsi dire infinie : silence qui accompagne le deuil de Jessica, l’américaine, devant le suicide de son mari, qu’elle appelait Alexandre ; silence du passé caché de celui-ci – quelle histoire ! Silence devant les fils, et notamment, Lewis, l’enfant autiste. Silence des recherches, des chagrins, des doutes, qui font un bruit d’enfer – mais qui est ce mari ? Ce qui résonne en chacun d’entre nous ; après le départ, sait-on jamais tout de celui qui est parti ? Assourdissant silence qui, peu à peu, monte, comme en certains concerts, en notes insoutenables, puis, decrescendo, s’apaise.
Il y a dans ce livre une musique – c’est une symphonie d’un bout à l’autre, qu’on attribuerait bien à un Mahler, ses bois, ses cuivres douloureux, ne serait-ce que pour la souffrance du passé. « Quel est donc l’homme dont elle a partagé la vie et qui s’est organisé un univers parallèle d’où elle est exclue ? L’aimable professeur Alexandre Leroy, ou… ? ».
Car, d’interrogations, en indices vérifiés, la solution – comme on dit dans un problème – tombe, avec son poids d’Histoire : « mon intuition était juste ; Alexandre Leroy, tu étais juif… tu t’appelais Abel Rosenman… la voilà, ta faute, ta fraude, à l’égard des tiens, de l’Amérique qui t’a accueilli, de moi-même ! Il t’a été impossible d’assumer ce reniement de tes origines… », la faute étant, bien sûr, la spirale des mensonges et, comme on dit dans les faits divers, des vies parallèles.
Sujet traité par un « cent de romans », certes, toutes époques confondues, que cette remontée de la « traçabilité » de son homme, par Jessica, chaloupant entre colère et compassion… sujet d’ampleur, que la recherche d’une lignée survivante dans un peuple juif, définitivement posé au droit du genre tragique (on pense ça et là, au beau livre de Daniel Mendelsohn, Les disparus).
Mais Jean-Guy Soumy s’y prend autrement pour accoucher de son beau roman ; il a d’autres cordes à son arc d’écrivain ; des, pas ordinaires, cet auteur également professeur de mathématiques. L’histoire parle le langage des équations, des théorèmes et autres raisonnements. L’histoire, cette histoire, est un problème, ses solutions se déclinent à la façon des maths. Leroy, le savant américain, se double d’un jumeau, Samuel, oublié sur le Plateau de Millevaches, qui, du fond de sa ferme écolo, pourrait être « le » concepteur des travaux de l’autre. Récit en abîme ; virage, non plus seulement du mensonge, mais de l’honnêteté intellectuelle et de la propriété qui va avec, dans une Amérique où ce mot, propriété, résonne bien plus fort qu’en Europe ! « Samuel est un ouvreur de voies. Quand les bases d’une théorie étaient élaborées, il se contentait de les exposer à Alexandre… laissant à son frère le soin d’établir les théorèmes avec précision… le génie, c’est l’autre… ».
C’est souvent le cas dans ses livres – on peut penser à La tempête –, Soumy attrape son lecteur par le col, et le fait se pencher au-dessus de la margelle du puits, coloré de géraniums, comme il se doit en Limousin, pour regarder au fond, là, où c’est si noir, là où on a peur. Ici, c’est encore plus net ; aller vers le passé d’Alexandre/Abel ; ce passé-là, et ses terribles rafles zébrant l’histoire de la Pologne ; transiter par Auschwitz ; rien moins que les chambres à gaz… Pas la moitié d’un voyage, celui-là !
Souvent, les romans les plus réussis utilisent un personnage-passeur, ou pont. Lewis, l’enfant autiste, muré dans sa bulle, silencieux, à sa façon, communicant à son mode, est sans doute celui que vous emmènerez, la dernière page du livre fermée. Enfant, dont on soupçonne la fulgurante intelligence, décentrée du monde, et, l’incroyable sensibilité. Il apprend, collectionneur comme tout autiste ; la langue hébraïque, dont on se prend à penser que pour un myope qui la regarderait écrite, de loin, elle a des mines de chiffres et de signes mathématiques…
Croisement des espaces de chacun, plus complexes qu’on ne le croit souvent ; observation des « données » dans les mains des hommes, bulles de celui-ci, et, plus loin de celle-là ; points de rencontres, comme dans la figure géométrique de nos problèmes d’enfants ; « c’est quoi, être juif ? » demande Jessica à Samuel ; « c’est rêver »…
Élégance palpitante et rare ; une épure de vie, que ce livre ; une histoire, certes, mais, tellement plus encore, pour nous qui la lisons.
Martine L Petauton
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