Le silence des Matriochkas, Anne Bassi (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)
Le silence des Matriochkas, Anne Bassi, Editions Bérangel, novembre 2020, 136 pages, 16 €
Une « petite fille mélancolique et solitaire » sommeille en Anouchka, cette avocate réfléchie qui ne comprend pas d’où vient ce « silence sournois qui la tourmente ». Selon la mythologie de notre société moderne, Anouchka devrait pourtant se sentir épanouie dans cette vie réussie et si bien rangée. Sa grand-mère Raïssa lui a appris à ne pas déranger et à faire plaisir sans se plaindre.
Mais sa mélancolie persiste et elle est convaincue que ce n’est pas la sienne, elle vient « d’un autre temps »… Rythmé par des chapitres qui sautent d’époque en époque, s’emboîtant comme des poupées russes entre Duvno-Paris-Berlin, ce roman captive et finit par délivrer son secret : la mélancolie n’est pas un hasard. Une croyance juive veut que les âmes qui n’ont pas accompli leur mission ne meurent pas. Les poupées russes ne sont-elles pas finalement la métaphore d’un héritage transgénérationnel, la collection d’âmes d’une même lignée transpercée par le même secret ?
L’originalité de cette fiction est qu’elle s’inspire d’un expérience thérapeutique réelle : celle de la technique du « NTCV », appelée également séance de « brainspotting ». Anouchka, afin de se délivrer de son mal-être, décide d’aller consulter le docteur Z avec sa baguette presque magique… En utilisant la puissance du regard, cette technique vise à stimuler l’émotionnel pour faire ressortir les traumatismes du cerveau profond. C’est une façon d’aller fouiner dans les recoins de son cerveau. Cette expérience permet à Anouchka de saisir l’origine de ses angoisses. Elle se décide alors à mener l’enquête avec un généalogiste allemand sur sa lignée familiale, au temps des prémices de la seconde guerre mondiale, pour enfin déterrer la racine de cette souffrance familiale.
Il s’agit aussi d’un roman sensible où l’auteur dévoile avec finesse les émotions de la petite fille qui s’agite encore dans l’inconscient meurtri de cette jeune avocate. « Les arbres lui étaient de vieux et fidèles amis, toujours là. Elle les observait chaque jour se confronter à la vie et se défendre contre les agressions. Et elle, à quelle espèce d’enfants appartenait-elle ? ». Enfant, Anouchka aimait respirer l’odeur terrestre de la nature pour apaiser ses frayeurs. « La nature reste un mystère ». Elle percevait le ciel comme une machine à remonter le temps. Mais le temps existe-t-il vraiment ?
« Anouchka se persuadait que le corps n’était qu’un accoucheur de l’âme, que l’âme de Raissa n’était pas tout à fait morte ». Dans son enquête menée avec ferveur, elle découvre alors d’où vient sa faille. Suite aux découvertes du généalogiste à Berlin, le secret de Rebecca, son arrière-grand-mère, est enfin palpable. Rebecca immortelle continue à la hanter. De cette blessure, coule sa mélancolie. « Elle arpentait le territoire de Rebecca avec une fluidité féerique ».
Grâce à la poésie d’un petit garçon sauvé en temps de guerre par une contrebasse dans le conservatoire de Berlin, Anouchka reçoit une enveloppe avec un enregistrement musical d’un autre temps et découvre enfin sa Rebecca : elle était là, invisible, insaisissable et immortelle. Anouchka reconnaissait cet air familier, cette mélodie intime. Les notes la portaient et clarifiaient peu à peu le mystère. La partition familiale sonnait enfin juste.
Ce roman nous initie à la progression d’un être angoissé et de saisir à quel point la psychologie demeure une enquête fascinante pour comprendre l’origine de nos spleens persistants et que la musique a aussi des vertus thérapeutiques.
La mélancolie n’est pas une fatalité. Elle est parfois le symptôme de serments silencieux jurés d’une génération à l’autre. Voici ce que nous apprend tendrement le silence des matriochkas.
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
Anne Bassi, ancienne avocate et fondatrice de l’agence de communication Sachinka, signe son premier roman chez Bérangel, une maison d’édition originale qui propose un autre regard sur la maladie, d’appréhender sa place dans le transgénérationnel et de voir une autre logique du symptôme.
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