Le secret de Samuel Liberman, Gérard Netter
Le secret de Samuel Liberman, Éditions Complicités, octobre 2014, 316 pages, 22 €
Ecrivain(s): Gérard Netter
« Un roman est une vie prise en tant que livre » (Novalis)
En décidant d’ouvrir le roman Le secret de Samuel Liberman de Gérard Netter paru en octobre 2014 aux éditions Complicités, l’auteur oblige le lecteur à entrer dans une forêt touffue. Comme dans certains contes, le livre pourrait commencer par « Il était une fois… »
Un père âgé meurt trois ans après sa femme Annah. Une ascendance s’éteint. Alors, une quête s’amorce qui conduit le personnage principal à défricher un enchevêtrement inextricable au sein d’une famille avec toute une suite de ramifications imprévisibles.
Pour se lancer dans cette écriture, l’auteur embarque comme viatiques des souvenirs, des sensations, des émotions, l’histoire d’une époque, son imaginaire et ses mots. Il délimite ainsi le territoire d’une intrigue qui tourne autour de l’héritage et de sa transmission. Et toute une série de questions s’ouvrent alors.
Lydia Flem écrit dans son livre Comment j’ai vidé la maison de mes parents (Seuil 2004), « L’héritage n’est pas un cadeau. Comment recevoir des choses que l’on ne vous a pas données ? ». Quelles réactions soulèvent en chacun de nous un évènement très important, une perte déchirante, le décès d’un père ?
Comment acceptons-nous ce changement de place dans la lignée ?
Comment affronter la douleur de la perte ? Comment faire face à la violence des sentiments qui nous arrivent soudain ? Serait-ce trahir ses parents que de soulever les lièvres des secrets qu’ils n’ont pas voulu, pas pu nous confier de leur vivant ? Lydia Flem affirme : « Chacun fait comme il peut pour surmonter cette épreuve, bricole à sa manière, toujours bancale, conflictuelle ».
L’auteur nous prend par la main. Il plante un décor. A sa suite, nous pénétrons dans un appartement du boulevard Beaumarchais. Le père, Samuel, vient de mourir à la même adresse où sa famille vivait déjà avant guerre. Tout le récit va se construire autour de cette figure tutélaire et de ce domicile qui recèle des mystères inattendus. Le lecteur va les découvrir pas à pas. Au fil du déroulement de l’intrigue, il voyage dans le temps et dans l’espace, traverse l’Histoire, découvre des trajets d’exils, des sentiments, des attitudes, contrastés. De nombreux personnages entrent en scène. Ils fonctionnent le plus souvent par couple avec des antagonismes et des similitudes. Des identités multiples se révèlent.
Au départ, les seules héritières sont ses deux filles qui se sont façonnées de manière bien différente. Toutes deux ne sont plus jeunes. Elles ont construit leur vie, se sont mariées, ont des enfants. La lignée est assurée. Tout oppose ces deux sœurs dans la façon dont elles ont conduit leur vie et dans leurs valeurs. La cadette, Chloé, incarne la normalité, la rigidité. Elle a enfoui tous ses sentiments sous une couche épaisse de rigidité qui la protège.
L’aînée, Prune, qui sera l’héroïne du roman, se révèle beaucoup plus complexe. Elle a soixante ans au début de l’histoire. C’est une femme sensible, toujours à fleur de peau. Elle aime le plaisir, accepte ses affects, et sa sensualité est encore vivante. Très jeune, elle a épousé Bruno pour de bonnes raisons rationnelles apparentes. Ils ont eu quatre enfants qui sont adultes et autonomes. Elle a divorcé quand ces raisons ont vacillé et chuté. Au détour d’une phrase, on comprend qu’après son divorce elle a senti la nécessité de faire un travail sur elle. Elle est à la moitié de sa vie. Elle est libre.
Pour liquider l’héritage, les deux sœurs vont s’affronter violemment au sujet de cette résidence. Chloé a besoin d’argent. François-Louis, son mari, au chômage, aux idées réactionnaires, la soutient inconditionnellement dans sa démarche. Elle veut fait le vide, tout jeter, tout débarrasser, vendre les meubles et l’appartement pour vivre le présent immédiat, rayer ce passé, oublier, tourner la page vite fait, bien fait et claquer la porte du souvenir sans regarder en arrière. Elle va tenter de bousculer Prune, de la harceler, de la déstabiliser. N’est-elle pas au fond rongée par la jalousie et l’envie ? Elle joue la rivalité. Une lutte froide s’engage à fleurets non mouchetés.
Mais elle ne se doute pas qu’elle a affaire à forte partie. Prune résiste et ne cède sur rien. Après le décès de sa mère puis de son père, Prune devient orpheline. On peut le sentir à tout âge. Comment va-t-elle réagir à cet orage émotionnel ?
Elle va lutter sans reculer car elle ressent la nécessité d’éclaircir son histoire quel que soit le prix à payer. Elle veut démasquer qui était Samuel, ce père. Et, dans le même mouvement, se retrouver. En même temps qu’elle revisite son héritage, elle revisite sa vie. En effet, quand l’évènement dramatique se produit, il chamboule toutes ses certitudes. Elle cherche son chemin dans la nuit noire et l’humaine mémoire. Souvent elle rêve, souvent s’inquiète. Elle s’égare dans le bloc d’un désastre obscur. Sur sa route, elle sera surprise par tant d’arbres divers dont il lui faudra démêler l’histoire composée de mensonges et de vérités, lourde de souvenirs où se mêlent feuilles, racines et branches. Souvent, elle sera contrainte d’emprunter de sombres détours. Au cours de cette pérégrination, elle avance de surprise en surprise. Quand on écarte les ronces pour tenter de s’enfoncer plus avant dans le mystère d’un taillis, on risque fort de ne pas s’en sortir sans égratignures et on ne sait jamais quel loup se cache aux ronds-points.
Peu à peu, le conte, avec des adjuvants, des opposants, des épreuves, évolue très vite vers l’enquête policière avec un commissaire principal qui dirige les investigations, des adjoints qui délimitent les faits avérés, des services de renseignements, des auditions de témoins aux récits parfois embrouillés et contradictoires, des indices scientifiques, des preuves plus ou moins fiables, des perquisitions peuvent même s’effectuer. C’est tout un long processus qui va conduire soit à la culpabilité, soit à l’innocence des personnes impliquées.
Cette recherche, Prune ne la mène pas seule. Elle choisit Philippe comme adjoint. C’est un ami qu’elle a connu à la faculté et qui s’est toujours révélé un allié précieux. Elle peut s’appuyer sur lui pour lui faciliter les démarches.
En effet, submergée par ses affects, Prune réalise très vite que sa hâte, son manque de recul ne lui permettent pas une quête logique. Elle est trop brouillonnante et bouillonnante pour être lucide.
Philippe est historien de profession. Il va lui apporter la rigueur, la clairvoyance. Il va rechercher les faits dans des documents qu’il va croiser et vérifier en confrontant plusieurs sources. Il va obtenir des preuves avérées. Et même si parfois Prune se rebiffe devant son besoin de tout argumenter, devant ses longues explications émises sur un ton professoral, elle lui fait confiance. Il fait preuve avec elle d’une douce fermeté qui la rassure.
Peu à peu, leur relation va évoluer de la tendresse de l’amitié à la passion des amants. Elle détecte alors qu’il n’est pas un roc, qu’il masque ses fragilités derrière un discours général, rationnel, extérieur à lui. Mais il reste, dans le monde mouvant de Prune, son unique pôle de stabilité.
Dans sa quête inlassable et insatiable, Prune va rencontrer toute une série de témoins qui vont lui fournir des indices parcellaires et fragiles. En effet chacun d’eux apporte son éclairage personnel. Ils vont peu à peu faire avorter les rêves de famille idéale qu’elle s’était fabriqués. Elle se cogne à la réalité et les regrets émergent et le chagrin affleure : « Une grosse vague de tristesse venue des profondeurs la submergea… Elle sentit des larmes perler à ses paupières… Des larmes qui ne pouvaient plus s’arrêter de couler ».
Remonte en elle cette angoisse diffuse et permanente venue des profondeurs. La myopie dont elle est affectée depuis l’enfance et qui a été détectée très tard ne devient-elle pas la métaphore de l’amnésie, du flou de son existence brouillée et embrouillée, de son trouble que le deuil réveille soudain ?
Mais qui est en fait Samuel né en 1917 ? Il aurait écrit un roman qui se révèle introuvable. Il suit des ateliers d’écriture pour l’aider dans cette démarche. Ce livre, l’a-t-il vraiment achevé ? Qu’est-ce qui se cache de l’intime d’un auteur dans le théâtre de ses écrits ?
Au fil de son enquête, Prune tente de remonter la lignée. Elle veut résoudre des énigmes qui s’emboîtent et l’obligent à remonter toute la trame de son ascendance sur plusieurs générations, et reconstruire le puzzle dont toutes les pièces sont étalées sans ordre sous ses yeux. Elle bafoue toutes les règles de la discrétion qu’elle avait toujours observées. Elle fouille l’appartement dans ses moindres recoins, profane la pièce secrète qui toute sa vie d’enfant était appelée « la pièce interdite ». C’est là qu’elle va découvrir « des lettres » qui auraient été écrites par Moïse et dont le lecteur peut à juste droit se demander si elles sont réelles ou issues de l’imaginaire de Samuel.
Qui est Moïse, lui aussi, bien énigmatique ? C’est le grand-père paternel de Prune, le mari de Lucie et le père de Nanou et de Samuel. Nous apprenons par les lettres enfermées dans des chemises rouges qu’il a fui la Russie tzariste en 1908 et cherché refuge en France. A un moment de sa vie, il est devenu Friedrich Muller. Il a côtoyé bien des gens étranges, des photos le prouvent. Mais par qui le récit de Moïse a-t-il été vraiment écrit ? Prune apprend aussi que les parents et la sœur de Samuel, Moïse, Lucie, Nanou, ont été arrêtés et ont disparu dans les camps. Mais par qui les lettres de Moïse, qui ont plusieurs destinataires, ont-elles été vraiment écrites ?
Puis, il y aura le bouleversement de Prune après sa rencontre avec Sarah et de sa tante qui vont entrer dans sa vie d’une manière totalement inattendue, et la découverte d’une mallette qui renferme un étonnant et détonnant secret. Le secret va aller se complexifiant. Deux récits de vie vont se croiser autour de l’origine.
Pendant les guerres et les révolutions, toutes les identités deviennent incertaines. Qui est vraiment qui ? Qui peut-on croire ? Quelle est la part du rêve, du fantasme dans tout cela ? Comment Prune arrivera-t-elle à mettre de l’ordre dans ce chaos ? Mais de cela nous ne dirons rien pour laisser au lecteur le plaisir de la découverte.
Tout le roman est écrit au passé, comme si Gérard Netter souhaitait que le lecteur garde la bonne distance. Nous sentons chez lui une certaine jubilation à employer le passé simple, à glisser subrepticement des indices au hasard d’une page, jouant ainsi en permanence entre le conte et l’enquête policière, à égarer le lecteur en variant les typographies. Les différentes lettres et le journal sont imprimés en italiques, ce qui ajoute encore à la confusion quant aux scripteurs. L’auteur serpente avec aisance entre le tragique et l’humour, ne se privant pas parfois d’effleurer l’érotique. « Se réconcilier avec les morts, atteindre la sérénité du souvenir exige le lent dépôt du temps » écrit encore Lydia Flem dans le livre déjà cité.
Finalement, après cette longue enquête qui la conduira là où elle ne pensait jamais se fourvoyer, Prune se trouve. Elle réussit à sortir de la forêt familiale, à faire la paix avec son passé. Cet évènement la fait grandir. Elle se sent enfin libre de mener l’existence à laquelle elle aspire et non plus obéir aux désirs des autres. Elle suivra le Deutéronome : « Choisis la vie, afin que tu vives… ».
Lorsque le roman se clôt, contrairement à ce que nous pouvions nous imaginer au départ, nous n’aurons pas lu un conte, pas plus qu’un roman policier puisque s’il y a meurtre, il n’est que symbolique, celui de nos misérables petites certitudes sur la validité du témoignage individuel qu’on oppose souvent au récit historique, lui-même, dans maintes circonstances, falsifié à des fins de propagande, sur l’éthique de l’historien qui est censé observer une stricte objectivité.
Alors qu’en est-il de notre place dans une lignée, entre la réalité et « le roman familial » que chacun se fabrique pour tenir debout ? En effet, ce récit n’apporte pas les réponses que nous attendions. Nous ne saurons pas tout sur cette histoire, bien des points nous resteront obscurs et nous laisseront dans un certain désarroi. Mais la question centrale qui nous est proposée n’est-elle pas celle de notre rapport à « la Vérité ». Dans ce cas ne sommes-nous pas davantage entrés dans un roman philosophique ?
Lacan nous prévient (dans Télévision, en 1974), « Je dis toujours la vérité, pas toute, parce que toute la dire, on n’y arriva pas. La dire toute c’est impossible, matériellement, les mots y manquent ».
Stéphane Zagdanski, philosophe et écrivain, ajoute, dans son ouvrage La vérité nue, Duo, (Pauvert-Fayard 2002), « On peut dire une vérité. Dès qu’on se penche sur la vérité, elle s’enfuit. On ne peut capter que des vérités relatives. Mais souvent la vérité se dérobe quand on croit la tenir ».
Robert Louis Stevenson affirme, dans Essais sur l’art de la fiction (Petite bibliothèque Payot 2007), « L’art est le meilleur moyen de flirter avec la vérité ».
Et Marthe Robert ajoute dans Le roman familial. Roman des origines, origine du roman, « Le roman est libre, libre jusqu’à l’arbitraire ».
S’il y a une idée forte dans ce roman, Gérard Netter la formulerait ainsi : « Dans la vie, le but ce n’est pas de percer la vérité d’une histoire mais le chemin que l’on parcourt pour tenter d’y parvenir. Le travail du romancier est fait pour cela ».
Et le rôle du lecteur est simplement d’entendre cet avertissement.
Pierrette Epsztein
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