Le Rivage des Syrtes, Julien Gracq (par Marie-Pierre Fiorentino)
Le Rivage des Syrtes, 322 pages, 20 €
Ecrivain(s): Julien Gracq Edition: Editions José Corti« Le rassurant de l’équilibre, c’est que rien ne bouge.
Le vrai de l’équilibre, c’est qu’il suffit d’un souffle
pour tout faire bouger ».
« On dirait le Sud, le temps dure longtemps… ».
Lire Le Rivage des Syrtes, c’est partir en voyage. Sagra, l’île de Vezzano, Fabrizio, Giovanni, Belsenza… L’Italie ? Les noms de lieux et de personnages du roman de Gracq en ont la sonorité. La Seigneurie d’Orsenna, ce pays imaginaire, lui ressemble.
Loin de sa capitale, Aldo, le jeune héros désœuvré, décide d’aller tromper son ennui et s’offrir l’illusion d’un début de carrière. Il part donc sur le rivage des Syrtes pour tenir informées les autorités sur le commandement de la forteresse par la rédaction des rapports scrupuleux.
La superbe Vanessa Aldobrandi – et superbe signifie autant orgueilleuse que belle – appartient comme lui à l’aristocratie, fougueuse et inquiétante dans les libertés qu’elle s’octroie. Tout ce qui l’entoure est d’une sensualité enveloppante. Mais cette héritière d’un grand-père passé autrefois à l’ennemi, quel jeu mène-t-elle entre Aldo qu’elle fascine et le capitaine de la forteresse, Marino, qu’elle présente comme un ami ? Celui-ci semble particulièrement apprécier Aldo, mais n’est-ce pas pour mieux se protéger de cet émissaire chargé de le surveiller ?
Enfin, comment ne pas reconnaître dans Maremma, ses canaux, ses marais et le glissement des barques pour rejoindre des palais décrépits traversés par le vent de la lagune, une Venise fantasmée ?
Mais une Italie de quelle époque ? L’intemporalité participe au dépaysement. L’équivocité n’est-elle pas de toutes les époques et par conséquent d’aucune ?
Sous quel régime les habitants d’Orsenna vivent-ils ? Sûrement pas une démocratie. L’influence du Conseil, de ses « instances secrètes », plane comme une ombre sur la capitale et la province.
Là, sur le rivage des Syrtes, certains monuments au bord de la ruine, les langueurs qu’on y promène plus ou moins clandestinement, le délitement des liens hiérarchiques évoquent l’idée de décadence sans que le terme ne désigne une réalité historique précise. La fête au palais des Aldobrandi, dans les jeux d’ombres et de lumières, est une invitation au libertinage. Ou aux complots puisque des conversations d’espions s’y échangent sous prétexte de déjouer ceux-ci.
Les bateaux sont-ils tous à voile ou certains sont-ils équipés d’un moteur ? Les voitures sont-elles automobiles ou bien tirées par des chevaux ? Ces derniers sont montés, des heures durant, par une poignée de gradés oisifs tandis que les hommes de troupe s’emploient aux travaux des champs chez les propriétaires du voisinage.
Il semble en effet inutile de surveiller sérieusement ce rivage des Syrtes puisque ni le gouvernement de la Seigneurie sous la protection duquel il est placé, ni celui de l’autre rive, le Farghestan, ne semblent enclins à reprendre les hostilités après trois siècles de cessation des combats. Pourtant, la paix qui n’a jamais été signée fait de la frontière, en mer, une ligne à l’horizon mystérieux et angoissant.
« Un jour ou l’autre il faudra qu’il y ait la guerre, on le sait bien… ».
Cet horizon obsède ceux qui, comme Aldo, cherchent un sens à leur mission dans la forteresse. Les cartes conservées dans une salle racontent ses fluctuations avant que la dernière guerre ne l’ait figé et avec lui les rituels militaires et diplomatiques de plus en plus compassés et mous. La méfiance entre les protagonistes est peut-être fabriquée, les discussions soupçonneuses théâtralisées afin de se donner une maigre distraction à ruminer, chacun rendu, le soir tombé, à la solitude qui semble être le lot de tous.
Mais l’immobilité, aussi longue soit-elle, n’est pas un état définitif. « En quelques jours, la forteresse fut débroussaillée, et tout à coup il n’y eut plus qu’elle. Jour après jour, elle jaillissait de ses haillons rejetés dans l’évidence d’une musculature parfaite, dans la simplicité d’un geste immobile, d’un signal comme un dur hérissement tragique et nu au bord des eaux plates ».
La forteresse est un personnage à part entière à l’architecture aussi complexe que la psychologie humaine.
Ses occupants vont être dépassés par les pouvoirs qu’elle semblait avoir perdus comme ils le sont par la rumeur qui met en branle un engrenage dont Gracq suggère le mécanisme absurde. Sans la rumeur dont l’origine, malgré les efforts d’Aldo, n’est pas identifiée, la forteresse serait restée endormie dans les brumes. Ramenée à sa splendeur, elle confirme la rumeur et la fait enfler. Comme elle est sortie de son immobilité, le pouvoir politique devra sortir de son immobilisme. Elle renaît peut-être pour être détruite. Qu’importe, elle agonisait depuis trois siècles.
Gracq suggère ainsi que nul être, nulle chose n'est destiné à l’immortalité. Ce qui, aux yeux de Marino, justifie l’immobilisme (« Moi, je suis vieux, et la Ville aussi est très vieille »), devient pour Aldo une raison de faire bouger les lignes. Et puisque « il n’y a pas de langue connue, Aldo, où un État trébuchant puisse confesser ses troubles intimes, comme un malade à son médecin », il est inéluctable que ce mouvement survienne, lui aussi, sans se dire.
Le Rivage des Syrtes nous montre alors qu’il n’y a pas de fixité possible là où il y a la vie car la fixité, aussi paisible soit-elle, est un engourdissement qui ressemble à la mort.
Marie-Pierre Fiorentino
Louis Poirier, alias Julien Gracq (1910-2007) est agrégé d’histoire et de géographie. Il enseigne tout en menant son activité littéraire. Celle-ci, entamée en plein essor du nouveau roman, déroute la critique. Son style académique écarte cette œuvre de la mode mais suscite l’admiration d’André Breton auquel Gracq consacre un ouvrage. Il refuse en 1951 le prix Goncourt pour Le Rivage des Syrtes, son roman le plus célèbre.
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