Le rayon vert (par Sandrine Ferron-Veillard)
Il se cogne aux rochers d’Omoa. Aux falaises hurlantes. Le bateau s’éloigne, reprend un peu d’élan puis revient à la charge entre deux vagues. La vague, la nuit, la terre. La puissance. Le sel, le fer, l’huile noire du moteur.
Il est plus de trois heures du matin et il s’agit d’accoster, de bien sauter, de ne pas se fracasser. Les sacs sont jetés sur le quai. On se parle à voix basse, on s’embrasse. Quelques minutes pour rejoindre la demeure de sa cousine, Aline est revenue à Fatu-Hiva.
Le pain et les papayes étalent leurs bienfaisances sur la toile cirée, la cuisine est ici le centre de l’habitation. Une table, des chaises de jardin en plastique blanc, la télévision et des matelas au sol. C’est presque tout. On y entre en enlevant ses chaussures, le carrelage est propre, le carrelage est frais à cette heure. Ça sent bon, ça sent le café. Aline veut partir pour Hanavave dès l’aube, qu’importe la fatigue, elle est fermement décidée à effectuer ces trente-quatre kilomètres aller-retour dans la journée. Reprendre la route de son enfance, là où elle distinguait les deux volcans unis pour former l’île, les deux caldeiras s’ouvrant à l’ouest pour abriter les deux villages de Fatu-Hiva. Omoa et Hanavave. Là où précisément des teintes de rose vieilli, de mauve éthéré abondent. Le parfum des herbes sauvages.
Quel âge avait-elle lorsqu’au détour d’un chemin, elle et sa cousine bondissaient pour effrayer les trop rares voyageurs, deux fauves, elles leur faisaient barrage en brandissant des bâtons. Faire comme les garçons. Parler avec les touristes, de la France, de Paris, de l’école le matin et du football l’après-midi. Son terrain de jeu, c’était l’île entière. Ou le talus de sable dressé devant la maison de sa cousine. Elle riait, elles riaient à volonté. Le bonheur entier d’être, à cet âge à cette place. Chaque événement constituait un miracle, le miracle des lumières sur les flancs des montagnes, les couleurs des cours d’eau, les murmures des arbres et les contes inscrits sur leur écorce. Chaque revêtement et sans limites. La peau neuve et intarissable, la peau vierge de cicatrices.
Aucune voiture pour réduire le parcours. Il est onze heures du matin et la chaleur est pesante. La terre est rouge, la terre est lourde, elle est chargée. Aline a soif. Son corps se souvient de l’effort et pourtant, elle peine. Elle se promet de forcer l’arrêt dès qu’un 4x4 rutilant escaladera la côte. Péniblement.
Les deux hommes ne refusent point mais ne consentent guère. Elle reconnaît cette attitude, ce léger recul du corps, la bouche qui acquiesce, la politesse ou cette modestie si familière. Les sièges sont en cuir rouge, le tableau de bord est jonché de breloques, des images pieuses pendent un peu partout. Santiags en simili crocodile, pantalons en skaï, débardeurs noirs, vêtements moirés, moulés, ni taches, ni déchirements. Les dernières tendances rapportées de Tahiti. Coiffures laquées, parfums sucrés, ils sont impeccables. Seul l’éventrement de la piste sera évoqué. Les rae raesont mutiques et laissent Aline en haut du col. Devant elle, le même sanctuaire.
L’encaissement vertigineux des volcans qui, avant de s’écrouler, ont légué à l’humanité un des plus beaux canyons. L’enchevêtrement s’est paré depuis d’un drapé de verdure. L’incandescence de la terre. Le bleu de la mer. Les peines font jaillir les veines, dit-on, autant de vaisseaux bleus ramenant le sang au cœur.
L’ampleur de la félicité, la grâce de la naissance et la nécessité des chemins parcourus.
Revenir et saluer à l’entrée d’Hanavave la Vierge et la fontaine, les patronnes des pèlerins. Arriver à l’heure où les ouvriers quittent les champs de coprah pour acheter leur labeur, des packs de bière, pour bavarder sur le port. Les maisons étendent leurs chatoiements le long de la rivière tandis que les femmes ramassent le linge, houspillent les chérubins jouant dans leurs jambes. D’autres se rendent à l’épicerie, le prétexte pour y glaner du pratique ou de l’anecdote. En quête d’une bouteille d’eau fraîche. Le frigidaire ne regorge que de Fanta et autres sodas affreusement pétillants, les bouteilles d’eau sont agglutinées au fond du magasin, sous la tôle, exactement où il fait le plus chaud. Reconnaître des visages, demander Anaï, embrasser son épouse Ramona et leurs trois garçons, ne pas trop parler de ceux qui ont disparu. De ce qui n’est plus.
Au port, les voiliers poussés par les alizés depuis le canal de Panama, en passant par les Galápagos, enfin jusqu’à Fatu-Hiva, font escale ici. Le boulanger accoste, décharge sur le quai la marchandise pour le village. Des sacs ventrus où les pains en transparence sont l’affaire des femmes. Elles viennent chercher leurs commandes. Elles comparent immanquablement. Les odeurs et les formes. Ils sont ronds, carrés, plats, gonflés, fourrés, aux raisins secs, aux olives, au fromage ou aux tomates.
Le boulanger d’Omoa, et de l’île, décline ses compositions en fonction des jours, de ses humeurs ou de l’audace des demandes, en fonction de ses stocks.
Anaï est au port et pour regagner Omoa en pirogue, il faut demander Anaï. La pêche est terminée, il est de bonne humeur. Ses embarcations disponibles, Aline n’aura pas à attendre les pêcheurs rentrant à la brune. Les gamins ont délaissé les cartables, ils font des ricochets, ils mesurent leurs résultats. Les jeunes femmes en pareucouvrent leurs bébés de monoï,de baisers, elles les massent de la tête aux pieds. Les lumières, en se tarissant, resserrent la baie et étreignent chacun, contre les parois ou sur les murets, chacun s’appuie. Chacun s’observe. L’étirement sobre de la bouche qui laisse les yeux fixes, en alerte, cette manière propre de jauger la menace ou l’opportunité.
Assises face à la mer, les jeunes filles d’aujourd’hui sourient, sont-elles timides, elles réajustent leurs vêtements lardés de marques, rentrent les épaules ou arrondissent le dos, les bras croisés, les jambes ballantes, le casque sur les oreilles et le téléphone portable entre les mains jointes.
Tous s’adonnent aux splendeurs de la baie, protégés par la tête du capitaine. Telle une vigie coiffée d’un bicorne, ce piton spectaculaire surveille l’entrée de la « baie des Verges » ou « baie des Vierges ». Les roches priapiques aux carnations sanguinolentes sont de redoutables forteresses.
Aline et Anaï se regardent, se disent qu’ils ont vieilli, bien sûr, ils se racontent. Comme jadis, ou juste un peu, lorsqu’ils imaginaient l’odeur des pierres, les arbres, le frissonnement des fleurs lorsqu’elles sont touchées.
Lentement, chacun rentre chez lui, est-ce raisonnable de prendre la mer, rester dormir, dormir dehors n’est pas chose normale, ils étaient joueurs pourtant, de grands adolescents tentés par l’aventure. Rentrer à pied à la lueur de la lune, trois heures de marche ou trouver un coin commode et momentané pour se serrer l’un contre l’autre. Plus fortement. En hauteur, trouver des nourritures, en eux des choses agréables. Écouter les respirations de l’île. Les premiers frôlements, les frottements qui ont fait naître le feu.
Et attendre, recroquevillés, que les étendues noires se dissipent, la mer ou le ciel, être sur, être sous, être au sein des Pléiades. Une myriade de scintillements argent et or. Aucun voile pour déformer. Une ligne d’horizon pour démarquer. Aimer ici pour le reflet bénéfique du désir et l’observance silencieuse de l’existence.
Aline a dormi chez Anaï et Ramona puis a repris la route avant les premiers éclairages, avant le petit déjeuner, avant que les chiens n’aboient ou que les fenêtres ne s’entrebâillent. Anaï n’a rien dit sur le seuil, il lui a tendu deux mangues, une dans chaque main. Il a baissé la tête, il a refermé la porte.
Omoa, huit heures du matin. L’océan empoigne avec violence la rivière et l’emporte au-delà de la digue, en partie construite. S’y amoncellent d’artistiques cubes de béton, lancés les uns contre les autres, gigantesque partie de dés à laquelle elle serait tentée de participer. Elle ira plutôt à l’église. En face du terrain de football. Il y a les séchoirs de coprah aux âcres relents, les notes hespéridés des pamplemoussiers, il y a un jardin autour de l’église. Un éden où l’arbre au fruit défendu est un édifice blanc au toit rouge. Les extérieurs du bâtiment ont été restaurés. À l’intérieur, des photographies de paroissiens, d’un autre temps, le sien peut-être, des photographies jaunies confiant au seul mur leurs doxologies.
Elle se remémore des dimanches tout en blanc, les robes élégantes, les dentelles, les coiffes ajustées, la souplesse de sa cousine se crispant de mille grimaces et ce don qu’elle avait de faire rire. De conserver un secret. Les guitares, les fleurs. Les fameux beignets réservés le dimanche précédent, juste prêts à la sortie de la messe. On se changeait pour les manger, on se changeait pour ne pas se salir. À Omoa.
Les hommes eux trinquaient sous les manguiers, ils discutaient du temps prévu, du coprah, de la France, de la chasse, de la pêche.
Thons jaunes, tazars, bonites, espadons, marlins surpris au matin, au large, depuis les pirogues polychromes. Les poissons conservés dans le congélateur communal pour être vendus à Tahiti, lors du prochain passage de l’Aranui.
Ne garder que quelques belles pièces pour les besoins de la famille. Et empêcher les filets de curer les sables, racler les coraux, de vider les fonds.
Mais jamais les hommes ne disaient combien, ne disaient comment, quand ils partaient chasser. Ils décrivaient avec une satisfaction indéniable les battues effrayantes où bipèdes et quadrupèdes s’élançaient ensemble vers trois heures du matin. La traque dans les montagnes. La meute, les torches. Se cacher, se tapir, guetter chaque silence, autant de signes, décrypter les noirceurs, les feintes de ces forêts tentaculaires. Débusquer le cochon sauvage. Enjamber, escalader, trébucher, courir jusqu’au crépuscule, se taire jusqu’au dernier râle. Des fusils, des arcs bandés, des lassos en fibres de purau,le couteau tranchant, le sang mêlé à l’humus, le sang gorgeant les sols sacrés. Les sépultures souterraines. Et la table du banquet.
Les bonnes chasses se terminaient ainsi. Des baguettes de pain, des pâtés gargantuesques, des umetegéants de riz, des biscuits à la noix de coco, des gâteaux à la crème, des fruits à pain, des fruits sortant du four de la terre.
Les viscères étaient livrés aux chiens.
Nous mangions ce que nous pouvions tuer, maintenant on consomme ce qu’on peut acheter.
Le village est toujours délicieux. Musical. Les citronniers le long de la rivière ont légué au sol leurs fortunes, les bouquets de tiares’ouvrent, savent offrir leurs contrastes au soir et tous se nimbent d’un halo bleu. Le soir. Dresser une jolie table pour raviver les papilles, pour la sensation d’être attendue. Les fumets de la fricassée de chèvre. Aline et sa cousine s’assoient, sondent le ciment de la cour. Oui elles affectionnent ces fins de journée où les choses du quotidien ralentissent leur cadence, où le dernier repas est achevé, où l’on se prépare à aller dormir en repassant chaque événement. Les ranger avec la satisfaction du travail bien fait. Il n’y a rien d’autre à faire de plus que se laver, manger, bavarder sur la terrasse et laisser venir à soi le terme de toute chose.
Les bananes séchées, les pots de miel sur la table, les charmes boisés et terreux, forts ou subtils, les bouteilles de monoïque sa cousine prépare à partir de noix de cocos germées, elles sont plus huileuses. Vingt cocos pour un litre. Extraire le lait, y mettre du basilic pour activer la réaction, le soleil achèvera de transformer le lait en huile. Ajouter les fleurs d’ylang-ylang. Puis laisser macérer un mois. Tous les jours, il faut changer les fleurs.
En ces récipients qu’elle adopte au gré des abandons, sa cousine concentre et préserve, comme sa mère avant elle. Comme sa mère avant elle. Les Marquises. Les chants et les danses. Les énigmes et les détresses. Les ondes douces et ténébreuses qui naissent dans les pieds, se logent dans les ventres, se perpétuent par les mains. Il fera beau demain. Même sur Hanavave.
Même si c’est l’autre bout du monde pour elle qui n’a jamais quitté l’île. La piste n’est plus guère utilisée, c’est vrai, le trajet est trop long, trop pénible, trop risqué.
Les échanges entre les deux villages s’effectuent en pirogue, cinq kilomètres, les relations ne s’améliorent pas pour autant. Les deux vallées se vouent une haine ancestrale, se tancent ouvertement.
La ligne de crête entre Hanavave et Omoa scalpe l’île.
Elles sont assises à quelques centimètres l’une de l’autre, assez près pour examiner, les souvenirs, les regards se dérober sans le besoin de se voir. Depuis l’enfance. Elles se connaissent tant, telles deux sœurs, élevées ensemble. La proximité. Les séborrhées, les épaisseurs, l’odeur des mots prononcés. La linéarité du visage, la rondeur des lèvres, la hauteur du front dominant, si bombé, pour préserver le reste des traits désormais ridés.
Elles savent pertinemment qu’aucun lien ne subsiste au-delà de Fatu-Hiva, alimenté par des relevés épistolaires ou photographiques, point d’autres sources communes que l’instant vécu ici. L’instant fané. Main dans la main, jadis deux petites filles graciles, deux fleurs d’hibiscus posées sur le lobe de l’oreille gauche, une rouge, une blanche, à gauche pour faire comme les mères. Elles s’installaient, depuis le promontoire dominant la baie d’Omoa, elles admiraient tous les soirs les raies telluriques et leurs émanations. Le coucher de soleil. Une sorte de rendez-vous puis une habitude, un attachement, chaque seconde s’ancrant davantage, dont elles ne pouvaient plus se défaire. Tous les soirs, inlassablement, elles scrutaient l’avenir. Le rayon vert. L’éclat si furtif que le soleil projette sur l’œil averti, juste avant de s’éteindre, sur l’horizon. À Fatu-Hiva. Un trésor présumé.
Un soir, elles l’ont vu.
Elles ont fait un vœu.
Les deux parents d’Aline sont décédés le lendemain. L’avion tombé du ciel dans la mer.
Nous n’avons pas peur de la mort, nous avons peur de ce que nous verrons de nous-mêmes ce jour-là.
Les amies d’enfance sont toutes parties à Papeete, quelques-unes pour étudier, les autres pour y rencontrer leur mari, des fonctionnaires, pour vivre en France.
La lune est claire.
Aline se redresse, le vent se lève, les végétaux s’ébrouent, les branches craquent, elles gémissent sous le poids des ombres. Sa cousine évoque les Ancêtres, elle ne craint pas l’irrationnel qui terrorise les imaginaires et hante les entrailles.
Elle croit aux récits que les Anciens narraient avec sérieux le soir, les légendes chuchotées à voix basse de peur de réveiller les esprits, celles qui attisaient leurs rêves de petites filles.
Exercer les muscles des âmes.
Ne pas effacer la vie au-delà, la vie autrefois. La maison avant les travaux.
Le ha’epour dormir, le ha’e pour cuisiner, le ha’epour manger. Chaque activité de la famille était soigneusement établie, différenciée, se vivait pleinement. On ne mélangeait pas.
De la famille, il ne reste plus que des photos sur le mur, éparses, des silhouettes suspendues au-dessus de la télévision. Autrefois les étoiles entraient dans les maisons.
Allongées dans la cour, sur les dalles, elles redeviennent innocentes, se délectent de la fraîcheur, de ces plaisirs que sont les conversations. Les sous-entendus comme autant de ricochets. Ils ne reviennent jamais. Oui elles se souviennent.
Elles s’asseyaient tout au bout du village, là où deux tiki,un homme et une femme, dos à dos, surveillaient un versant de l’île. L’un tourné vers Omoa. L’autre vers Hanavave. Réunis en deux points, la tête et le bassin, leur dos cambré formaient un cœur ouvert sur l’océan. Pour elles c’était un cœur tourné vers l’avenir.
De l’accès menant au village abandonné, le village d’Hanaui. Après la maison dans le virage, suivre le chemin qui montait sur la gauche mais leur préféré était le village d’Ouia. Prendre la route menant à Hanavave jusqu’à son point culminant, puis emprunter sur la droite un sentier, descendre à pic dans la vallée d’Ouia, sur le versant est. Les orangers d’Ouia à se rendre malades. Aline se rappelle de Thor Heyerdahl, il vécut dans l’île un peu plus d’une année, à Ouia de longs mois. Elle avait lu ses livres en frémissant. Elle s’était attachée au vaillant perroquet, au radeau, emportée dans sa lecture tant au sommet des vagues qu’à la souche de ses racines.
Le père y avait vécu. Il racontait les ravitaillements à cheval jusqu’à Omoa, les bidons d’eau accrochés à la selle en bois, le périple monopolisait la journée. Elles l’avaient accompagné, là-bas, pendant les vacances scolaires, le père s’y rendant toujours pour le coprah et les oranges. Manger sur le passage des mouille-boucheset des bonbons-mousse. Leur chair blanche, si laiteuse, crissait sous les dents, le noyau aussi charnu que celui du litchi, le fruit sucré et juteux, parfois acidulé ou farineux. Les goyaviers-chinois ornés de perles rouges, autant de petites cerises bien potelées qui n’existaient pas à Fatu-Hiva. Elles aiguisaient leurs convoitises, elles ouvraient la voie vers le village, vers le retour, vers l’inconnu.
Le sentier était étroit, terrible, sinueux. Elles humaient. Les fougères monumentales. Les fleurs de pandanus. Les symphonies florales. L’odorat embrasé par une végétation déliée et mystérieuse.
Les notes des umuhei. Les subtilités des bouquets maquillant les cheveux des femmes, des mères trop tôt disparues. En une seule inspiration des centaines de vibrations olfactives, une émotion, des dizaines d’années derrière elles. Fagots de fenouil, d’aneth, de jasmin, de menthe sauvage, de gingembre pressé, de basilic, les feuilles piquantes des ananas, les feuilles d’ylang-ylang, les gousses de vanille, les fleurs de tiare,d’hinanoou d’opuhi. Nobles parures saupoudrées de l’essence balsamique du bois de santal.
Pleurer en sentant à nouveau la fragrance du véritable.
Le cérémonial elles l’avaient appris, habilités de gestes et d’attentions précises, les mains enduites de monoïavant de confectionner ces pyramides olfactives. Les mains initiées des femmes. Afin de se purifier, afin de ne pas se couper.
Elles étaient sous le charme, sur les arêtes des montagnes aux échines saillantes. Dans leur folle cavalcade, ces géantes libéraient des vallées insoupçonnées, autant d’écailles imbriquées et terrifiantes, des anses infestées de nonos. Leurs petits cœurs étaient nourris des précieuses vertus octroyées aux pionniers, sur les hauteurs de la planète.
Aujourd’hui la piste vers Ouia est friable, trop ancienne, taillée dans la falaise, trop dangereuse. L’abandon éparpille ses séquelles dans un silence résigné. Les débris d’une hutte sur pilotis bravent le dôme céleste, elle brandit sa voilure et plante son mât sur une rive désertée. Plus aucun chant ne résonne, pourtant ils claquent, ils sont un banc, une planche, une porte. Un tabou.
Elles écoutent de là où elles sont, adultes, les enchantements, les invocations. La mémoire. Les Anciens qui lisaient le sens des vagues, les ombres sur les rocs, dansaient le feu, dansaient l’oiseau, la vie originelle et sa signification comme un art de la transmission. L’empreinte indélébile sur une plage de corail mort.
Aline repart demain pour Hiva-Oa, poursuivre la trace, visiter les autres membres de la famille. Quitter Fatu-Hiva, quitter encore, l’enfant qui en ces temps-là n’avait nul besoin du bien et du mal. Elle veut la serrer dans ses bras, sa cousine, l’étreindre davantage afin d’étouffer la douleur. Certes. Elle vit mal les départs. De nuit, en larmes. Leurs nostalgies et leurs existences séparées par des confessions communes, des impressions divergentes. Des géographies infranchissables. Les enfances et les souvenirs déflorés. Elles ne se reverront plus.
Faire ses bagages, faire au mieux, puis se coucher, pour quelques heures, le bateau est prévu à trois heures du matin.
Aucun geste ne sera plus anodin. Aucun mot, aucun parfum. La ténacité des images. Le balancement d’un bras, un corps qui se détourne. Les fleurs flétries d’une robe sur un quai.
Elles savent. Ce que hier leur a offert de vivre, leur a ôté aussi. L’insularité, les règlements de comptes, les endroits où les fils devenus de petits trafiquants font pousser leur désœuvrement et où les plus gros planquent leurs méfaits. L’enivrement musèle les familles, fait hurler les sonos des 4x4, lapide les femmes et emmure les filles abusées.
Aline baisse la tête. Ses idoles renversées dissimulent derrière de tendres sourires ce qui pue le rance.
Le patron du bonitier est confiant. La traversée sera nocturne, elle sera calme. À bord cinq Marquisiens dont une femme et son enfant, un surfeur Australien. Les profils sont sommaires dans l’obscurité, sur le pont, les gestes sont furtifs. On ne se connaît pas, on ne sait pas trop quoi dire. Alors on parle brièvement, de ce qui unit. Les astres sur les vagues, la nuit réduite au-dessus. Et chacun s’accommode.
Deux hommes encadrent un troisième, assis dans un coin, menotté.
Aline se place à l’arrière de l’embarcation. Y surprendre la superbe, éprouver la rareté, faire abstraction du reste. Naviguer à la belle étoile, nuls autres fanaux pour se guider que ceux de la voûte céleste. Obéir à cette nuitée tel le surfeur qui s’ajuste à la vague, la matière de son désir et sentir là sa propre étendue, sentir tout autour et en soi le souffle du moindre élément. Les moteurs dont les fumées très vite l’indisposent.
Elle hésite à s’allonger avec les hommes, sur le pont. Ainsi collés les uns aux autres, ils contrent le roulis. Le capitaine l’invite à s’allonger sur le matelas, contre le poste de pilotage, il est prévu pour les femmes et les enfants.
Les femmes qui se souhaitent une bonne nuit, liées en cette seconde pour les trois prochaines heures. Entre elles, la petite fille se blottit. Elle prend la main d’Aline et la pose sur sa poitrine.
Dire adieu à l’enfant qu’elle a été, l’enfant qu’elle n’a jamais eu.
Sandrine Ferron-Veillard
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