Le printemps des corbeaux, Maurice Gouiran
Le printemps des corbeaux, septembre 2016, 248 p. 18,50 €
Ecrivain(s): Maurice Gouiran Edition: Jigal
Pour son vingt-sixième roman publié par Jigal, à 70 ans et des brouettes, Maurice Gouiran offre à ses lecteurs un condensé de son savoir-faire de conteur d’histoires dans l’Histoire, de professionnel de la littérature noire.
Dans Le printemps des corbeaux, il nous transporte une nouvelle fois à Marseille, en mai 1981, au moment de l’élection de François Mitterrand à la présidence. Louka, alias Luc Rio, jeune étudiant en informatique et ancien gamin de la DDASS, développe une asocialité matinée d’esprit revanchard : « J’étais simplement d’un détachement amoral envers mon prochain, sans doute parce que je crois bien n’avoir jamais aimé personne. En fait, c’est encore plus grave que ça : je n’aime rien » (p.9).
Son désintérêt des autres est aussi viscéral que son envie de se remplir illégalement les poches en minimisant au maximum les risques. Malin, vif d’esprit, il a mis au point une petite combine qui lui permet d’approvisionner son compte bancaire en détournant des remises au temps où les versements dans une agence étaient accompagnés d’un bordereau manuscrit. Alors que la bourgeoisie marseillaise, ses commerçants, ses banquiers, ses pontes de l’immobilier flippent à l’idée de voir « les rouges » défiler sur La Canebière, Le Canard Enchaîné publie le 8 mai 1981 des documents signés de la main de Maurice Papon tendant à prouver sa responsabilité dans la déportation de 1690 Juifs de Bordeaux à Drancy sous l’Occupation, de 1942 à 1944. Documents mis à jour par un jeune étudiant bossant sur une thèse à partir des archives départementales de la Gironde.
Papon, mais aussi Touvier, Barbie… Pour le trio infâme, l’heure est venue de rendre des comptes. Or l’une des rares fréquentations amicales et régulières de Louka, son pote Jeannot, travaille aux archives départementales des Bouches-du-Rhône.
CQFD : « Dans cette bonne ville de Marseille qui avait été à la pointe de la collaboration avec Sabiani et consorts, il devait bien y avoir quelques gugusses de la trempe de ces trois salauds-là. Il existait certainement pas mal de monde prêt à lâcher un joli paquet de fric contre des scoops croustillants sur cette époque tordue » (p.47).
Louka, après avoir envisagé les différentes manières d’exploiter les dossiers des archives, choisira le chantage pour arrondir de manière conséquente ses fins de mois et éponger une dette de jeu contractée auprès d’un malfrat. L’escalade dans la délinquance, soutenue par une haine farouche des nantis marseillais que Louka rend responsables de sa jeunesse volée, est le fil conducteur du récit.
Maurice Gouiran traite son « héros » de manière magistrale : lucide et cynique, gagneur mais parfois laxiste, amoral et jouisseur, cette petite frappe opportuniste qui agit dans son propre et unique intérêt aurait pu être un prototype d’anarchiste individualiste si la réalisation de ses projets ne l’avait conduit à fréquenter de trop près ceux qui détiennent l’argent et le pouvoir, à finalement se mouler dans les codes d’une société qui risque fort de lui faire payer très cher son ascension sociale.
Quelle que soit la piètre qualité humaine du héros, la lecture des extraits de véritables lettres de dénonciations apporte un salutaire recul et de la pondération au jugement du lecteur. Qui de Louka, ou de ceux et celles qui à Marseille dénoncèrent par xénophobie, antisémitisme, jalousie des centaines d’innocents ou qui donnèrent des réseaux de résistants à la gestapo et à la milice, est le plus monstrueux ? On serait à deux doigts de qualifier les actes de Louka de salubrité publique et de trouver le personnage, au-delà de son cynisme, plutôt sympathique. C’est d’ailleurs l’exploit de ce livre qui met en perspective les agissements de la pègre marseillaise, les jeux pourris électoralistes, les combines mortifères de Louka et l’horrible banalité du mal de monsieur Tout-le-monde.
Remuant la boue du Vieux-Port, jetant via les pensées de Louka un regard ironique et désabusé sur les politiques de tous bords, Maurice Gouiran dissèque les maux qui polluent la société avec intelligence et subtilité. Et nous de nous projeter en 2016 et d’observer nos semblables au risque de perdre le moindre espoir de catharsis.
Passionnant de bout en bout, ce Printemps des corbeaux est une œuvre majeure dans l’abondante et brillante production de l’auteur.
Catherine Dutigny/Elsa
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