Le prédicat noie le poisson… les profs et les élèves avec, par Line Audin (1)
Modifier les programmes scolaires fait partie du rituel institutionnel. Rares cependant sont les changements qui ont des répercussions notables dans les pratiques pédagogiques et les résultats des élèves. En revanche, il arrive qu’une modification mineure, qui aurait dû passer inaperçue, déclenche une polémique virulente. Il est vrai que passions et médias se déchaînent facilement dès qu’on touche à l’enseignement du français. L’introduction de la notion de prédicat en cycle 3 a mis le feu aux poudres. Chacun a choisi son camp. D’un côté ceux qui croient renouveler et simplifier la grammaire avec un redécoupage de la phrase, entre ce dont on parle – le sujet, et ce qu’on en dit – le prédicat. De l’autre, ceux qui ressortent leurs vieilles armes de guerre, COD, COI, BLED, pour défendre une grammaire authentique, qu’ils croient attaquée par ce nouveau cheval de Troie.
Deux causes tout aussi nobles, mais tout aussi vaines car toutes deux traitent la grammaire comme un objet en soi, dont les règles doivent être sues par cœur. Un énoncé obéit à des règles et contraintes différentes selon les langues, d’où la nécessité d’une grammaire pour organiser ces règles, mais la réalité qu’il évoque ne change pas en fonction de la langue utilisée.
A quoi cela sert-il d’opérer tel ou tel découpage de la phrase, d’apprendre que le sujet « c’est ce dont on parle », qu’il s’accorde avec le verbe, si on n’a pas conscience que ces règles prennent leur sens grâce aux relations logiques, stables, qui unissent langue et réalité ? Faire comme si ces relations allaient de soi, faire comme si tous les élèves maîtrisaient naturellement ces relations à la fois si simples et si complexes revient de fait à accroître les inégalités à l’école.
Il existe pourtant aujourd’hui des outils didactiques spécialement élaborés pour aborder cet obstacle. Expérimentés pendant plusieurs années dans le cadre d’une recherche institutionnelle, ils ont fait la preuve de leur efficacité et donné lieu à de nombreux articles et communications (2). Il n’est pas question de les développer ici mais seulement de susciter la curiosité du lecteur.
« Moi, ma mère, son chef, hier, il l’a enguirlandée devant tous ses collègues ! »
Le français parlé, cette langue familière que les élèves utilisent spontanément pour communiquer, peut devenir votre allié. Donnez-lui droit de cité dans la classe, non pas comme moyen de communication, mais comme objet d’étude ! Tout autant qu’une langue étrangère ou que la langue de Proust, cette langue orale, foisonnante et riche, parfaitement maîtrisée par les élèves, est l’entrée rêvée dans la complexité des liens langue-réalité.
Le langage permet de (re)créer de la réalité. Attention il ne s’agit pas de la réalité du physicien, mais de ma réalité mentale, celle que j’exprime avec des mots pour la faire partager à un interlocuteur, ou inversement que je reconstruis mentalement à partir de ce j’entends. Chercher le prédicat suppose qu’on a déjà identifié le sujet de la phrase. Le sujet, c’est paraît-il ce dont on parle. De qui parle-t-on dans notre énoncé ? Il y est question de l’énonciateur (celui qui dit « moi » dans l’énoncé), de sa mère, de son chef et de tous ses collègues… Qui est le sujet parmi tous ces possibles ? Comment l’identifier en restant enfermé dans la langue ?
Dans la réalité de l’énonciateur, il n’y a ni sujet, ni compléments essentiels ou supprimables, il y a juste une relation à trois éléments, « PATRON-ENGUIRLANDER-MERE ». Par commodité appelons-la ARB (3). Dans le monde du ARB, on n’est plus tout à fait dans la réalité, mais pas encore dans la langue, on ne fait pas de phrase, on pose l’essentiel, deux éléments et un relateur qu’on écrit en capitales, sans marques grammaticales. Cette relation ordonnée, simplifiée de la réalité facilite le passage dans la langue puisqu’elle contient déjà l’essentiel.
Le fait d’« enguirlander » (R) suppose deux actants, A=l’origine, celui qui enguirlande, le chef, et B=l’« enguirlandé(e) », la mère. Il y a une relation étroite entre R et B, puisqu’on enguirlande forcément quelqu’un dans la réalité. RB correspond toujours dans la langue au prédicat ! Sans le A, il n’y aurait pas d’« enguirlandage » donc pas de relation ! A est le nom noyau du groupe sujet.
Une fois ce modèle accepté, les contraintes linguistiques de l’énoncé, accords, marqueurs de temps, de nombre, etc. deviennent alors autant d’indices de réalité que l’élève récolte quand il lit ou qu’il sème quand il écrit.
Loin des polémiques, le cours de grammaire peut être un voyage dans un monde intermédiaire entre langue et réalité, un voyage qui donne enfin du sens aux notions de sujet et prédicat. L’élève y découvre que maîtriser une langue, le français ou une autre, c’est pouvoir agir sur le monde et sur autrui, c’est créer ses propres réalités, inédites, inouïes. Queneau et quelques bons rappeurs l’ont bien compris (4).
Line Audin
(1) Professeur agrégé d’anglais, chargée de recherches en didactique des langues entre 1989 et 2010 (INRP-ICAR adis langues)
(2) Bibliographie sur la recherche http://eurouault.lautre.net/spip/sp...
(3) Dans le tableau ci-après, une réalité mentale, celle de l’illustratrice Myriam Audin. Peu importe l’habillage, ce qui compte ce sont les caractéristiques de nos éléments essentiels. Dans l’imaginaire partagé, un chef ça crie, une mère c’est doux et bienveillant, enguirlander c’est par antiphrase décorer quelqu’un d’une guirlande de… reproches.
(4) « Un ciel étoilé, un coucher de soleil Prends le temps de contempler avant ton dernier sommeil » (Kery James, Prends le temps).
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